Depuis deux décennies, la coopérative d’emploi Dies offre une alternative solidaire et personnalisée à l’entrepreneuriat traditionnel. Sa directrice, Chrystelle Geenen, revient sur les fondements d’un modèle hybride et audacieux, les réalités du terrain, les défis structurels et les perspectives d’avenir d’un dispositif qui place la coopération et la sécurité au cœur de l’acte d’entreprendre.
Forbes.be – Dies a 20 ans. En quoi consistent ses coopératives d’emploi, et quelle vision portent-elles ?
Chrystelle Geenen – Dies propose une alternative à l’entrepreneuriat classique, souvent solitaire et précaire. Nous offrons la possibilité à chacun de développer son activité dans un cadre coopératif, avec un accompagnement administratif, comptable, et surtout humain. Ce qui nous distingue, c’est cette présence constante : derrière chaque mail ou appel, il y a une personne qui écoute, soutient, conseille. C’est une forme d’entrepreneuriat solidaire, à contre-courant de la logique individualiste.

– Comment ce modèle s’est-il constitué ?
– Il est né d’un constat posé par nos fondateurs, Paul Maréchal et Michel de Wasseige : beaucoup d’entrepreneurs se sentaient seuls, démunis face à la complexité administrative. Or, connaître son métier ne signifie pas savoir gérer la TVA, les cotisations sociales ou les contraintes légales. En s’inspirant du modèle français des coopératives d’activité et d’emploi (CAE), ils ont introduit une structure qui allie accompagnement et responsabilisation. À terme, cela a donné naissance à des structures comme Azimut ou Dies, où chacun peut choisir d’être salarié ou indépendant, selon ce qui correspond le mieux à sa réalité personnelle et à son projet.
– Opter pour le statut de salarié dans une coopérative, est-ce vraiment un choix avantageux ?
– Pour beaucoup, oui. Le statut d’indépendant effraie à juste titre. Chez Dies, devenir salarié, c’est choisir une subordination consentie, un cadre clair. C’est accéder à un salaire fixe, à des droits sociaux de base comme le pécule de vacances, les congés parentaux, les primes de fin d’année ou encore la cotisation pension. Mais attention : ces avantages ont un coût que l’entrepreneur assume lui-même. Ce n’est pas la coopérative qui paie les salaires. C’est donc une véritable responsabilisation. Notre rôle est de l’aider à choisir, en toute transparence, ce qui est le plus pertinent. Nous réalisons des simulations précises, nous exposons les avantages et les contraintes de chaque formule. Le choix appartient toujours à l’entrepreneur.
– Comment un modèle comme Dies se finance-t-il ?
– Nous ne percevons aucun subside structurel spécifique à notre modèle. C’est un point de fragilité et de combat politique. Notre fonctionnement repose principalement sur une contribution de 8% prélevée sur la marge opérationnelle des entrepreneurs. Cela couvre entre 60 et 80% de notre budget. Le reste provient d’aides à l’emploi classiques, non ciblées. C’est peu, et cela nous oblige à une gestion très rigoureuse.

– Cette fragilité financière ne met-elle pas en tension votre mission d’accompagnement ?
– Elle nous oblige à être inventifs. Nous avons besoin d’un équilibre entre entrepreneurs débutants et profils plus aguerris. Les premiers ont un grand besoin de soutien, mais une faible capacité contributive. Les seconds permettent de renforcer l’assise économique. Et cela se fait dans un esprit de solidarité : tout le monde contribue à hauteur de ses moyens, mais tous bénéficient des mêmes services. Certains acceptent ces 8% non par intérêt économique, mais parce qu’ils adhèrent aux valeurs du collectif.
– Quel est le profil-type de vos membres ?
– Nous distinguons trois profils. D’abord, les débutants, en quête de simplicité et de sécurité. Ensuite, les professionnels compétents, mais fragilisés par la lourdeur administrative : menuisiers, esthéticiennes, coiffeurs… Enfin, les entrepreneurs expérimentés qui pourraient créer leur propre structure, mais choisissent Dies pour son cadre coopératif, sa philosophie et le lien humain qu’elle cultive.
– Dies compte une majorité de femmes parmi ses coopérateurs. Comment l’expliquez-vous ?
– C’est un constat récurrent fait dans les couveuses et incubateurs. Chez nous, les femmes représentent plus des deux tiers des membres, soit l’inverse du paysage entrepreneurial classique. Je pense que notre modèle répond à une attente de sécurité, de lien, d’accompagnement ; des besoins auxquels les femmes sont parfois plus sensibles. Nous brisons aussi la solitude, qui touche particulièrement les entrepreneures. Et cela change tout.
– Vous militez pour une reconnaissance juridique du modèle coopératif d’emploi. Où en est ce combat ?
– En France, le statut d’entrepreneur salarié figure dans le Code du travail. En Belgique, nous œuvrons à une reconnaissance similaire avec d’autres acteurs comme Smart. Ce plaidoyer progresse : la coopérative d’emploi est mentionnée dans la déclaration politique générale wallonne, et nous avons entamé des discussions avec le ministre de l’Economie sociale, Yves Coppieters. L’enjeu est d’obtenir une définition juridique stable qui légitime et structure notre modèle.

– Quelle ambition portez-vous pour renforcer encore la coopération ?
– Nous voulons sortir de la logique de prestation de service administratif. Il faut renforcer les dynamiques de collaboration entre membres, créer une véritable communauté. En France, certaines CAE ont développé des modèles exemplaires de mutualisation des compétences. Nous nous en inspirons.
– Chaque entrepreneur est suivi par un accompagnateur. Quel est son rôle ?
– Il est crucial. Certains parlent de leur accompagnateur comme d’un ange gardien. Ce lien personnel permet d’apporter bien plus qu’un soutien technique : c’est aussi un soutien moral, une veille humaine. La santé mentale des indépendants est un enjeu majeur. Les accompagnateurs sont là pour prévenir l’isolement, écouter les difficultés, réagir en cas de coup dur. Contrairement à de grandes structures plus centralisées, notre maillage régional nous permet d’être proches, réactifs, accessibles.
– Dies est un acteur de l’économie sociale. Quelles valeurs défendez-vous ?
– Nous défendons une économie de la coopération, fondée sur la responsabilité, la solidarité et la démocratie. Cela ne signifie pas que nos membres doivent évoluer dans l’économie sociale, mais notre structure, elle, incarne ses principes : gouvernance participative, transparence, service au projet plutôt qu’une volonté de faire du profit à tout prix.