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Charles d’Orjo, premier CEO de l’Abbaye de Maredsous : « Le défi est de faire rayonner l’abbaye et ses valeurs, tout en retrouvant un équilibre économique durable”

Ancien cadre dirigeant chez Unilever, Charles d’Orjo a accepté un défi inédit : diriger la première entreprise sociale de Belgique à gérer 600 000 visiteurs par an, 200 employés et un patrimoine de 150 ans. Nommé directeur général de l’ASBL Abbaye de Maredsous, il se retrouve immédiatement confronté au projet « Basilique 2030 », une rénovation de 2,5 millions d’euros sans subsides publics. Rencontre avec un CEO atypique qui doit conjuguer équilibre financier fragile, valeurs spirituelles et innovation commerciale.

Dans la vallée de la Molignée, l’Abbaye de Maredsous fait face à un défi que peu d’entreprises belges connaissent : concilier une mission spirituelle séculaire avec les réalités économiques d’une PME de 200 employés (en haute saison). Depuis 1872, ce haut lieu du patrimoine wallon attire plus de 600 000 visiteurs par an, générant un écosystème économique complexe autour de ses célèbres fromages, bières et de son site historique de 17 hectares.

Pourtant, derrière l’image prospère se cache une réalité financière délicate. Avec 1,7 million d’euros de coûts d’entretien annuels et 300 000 euros de frais énergétiques, l’ASBL Abbaye de Maredsous peine à maintenir son équilibre. Une situation qui a conduit à une décision sans précédent : nommer, pour la première fois de son histoire, un directeur général laïc pour piloter l’ensemble des activités économiques.

C’est Charles d’Orjo, fort de 12 ans d’expérience chez Unilever entre la Suisse, la Suède et les Pays-Bas, qui a relevé ce défi en 2024. Ancien étudiant du Collège Saint-Benoît de Maredsous, il retrouve un lieu qui lui est cher, mais dans un contexte inattendu. Quelques semaines après sa prise de fonction, le nouveau Père Abbé François Lear, élu en décembre 2024, lance le projet « Basilique 2030 » : une restauration majeure de la basilique Saint-Benoît, édifice néo-gothique jamais rénové depuis sa construction entre 1876 et 1891.

Bref apostolique érigeant l’abbatiale en basilique, 13 octobre 1926 – © Abbaye de Maredsous

Le chantier donne le vertige : 3 500 m² de toitures à refaire, 6 000 m² de façades en petit granit à restaurer, 62 fenêtres à rénover, pour un budget total de 2,5 millions d’euros. La particularité ? La basilique n’étant pas classée monument, aucun subside public n’est à priori disponible. L’abbaye doit donc innover : partenariat avec la Fondation Roi Baudouin pour la collecte de dons, lancement d’une nouvelle bière « La Basilique » en collaboration avec Duvel Moortgat, festivalde Noël et exposition historique.

Pour Charles d’Orjo, le défi est double : moderniser la gouvernance d’une institution où moines et laïcs travaillent ensemble, tout en orchestrant une levée de fonds ambitieuse. Un exercice d’équilibriste entre efficacité managériale et respect des valeurs bénédictines qui font l’identité de Maredsous depuis près de 150 ans.

Forbes.be – Quel est votre parcours ?
Charles d’Orjo – J’ai travaillé 12 ans chez Unilever, dans une multinationale donc. Je n’ai jamais travaillé en Belgique durant cette période. J’ai passé 4 ans en Suisse, à Zurich, puis 5 ou 6 ans en Suède, et enfin à Rotterdam. J’ai pu y travailler dans différents métiers : le marketing, puis les ventes, et enfin la supply chain. Quand j’étais en Scandinavie, j’étais directeur général national d’une organisation mondiale. C’est là que j’ai pris goût au métier de directeur général en tant que tel, car c’est ce qui permet vraiment de fédérer les équipes, de développer des plans, de mettre en place des priorités, de bien s’entourer. Pour des raisons personnelles, j’ai voulu rentrer en Belgique et je cherchais une position de DG dans une PME qui avait du sens. C’est vraiment ce que j’ai trouvé ici. Ancien élève du Collège Saint-Benoît de Maredsous, j’ai un attachement fort à cet environnement, à cet esprit. Ensuite, il faut bien le dire : Maredsous est une marque très forte, qui rayonne largement dans notre pays. C’est une marque patrimoniale connue, que ce soit à travers ses fromages, ses bières ou ses spiritueux. Comme je le disais, l’été, nous embauchons 200 saisonniers et nos restaurants utilisent des produits locaux. Avec tous nos fournisseurs et nos prestataires, nous contribuons donc à générer de nombreux emplois indirects. Cet ancrage local et ce soutien à l’économie régionale sont très importants pour nous et pour le Père Abbé. C’est une position où l’on peut avoir un véritable impact au niveau socio-économique.

Charles d’Orjo, 1er CEO de Maredsous © DR

– Pouvez-vous définir votre fonction ?
Je suis le directeur général de l’ASBL de Maredsous. Les activités sont relativement larges et couvrent d’abord un patrimoine gigantesque qu’il faut entretenir. Il y a tout un volet économique car, si le Père Abbé s’occupe de la partie monastique et se consacre à sa communauté, il existe à côté une multitude d’aspects économiques à gérer. Les plus connus sont évidemment nos marques de fromage, de bière et de gin, pour lesquelles nous travaillons avec des partenaires extérieurs : la fromagerie Bel, le brasseur Duvel-Moortgat pour la bière et la Distillerie de Maredsous pour les spiritueux. Nous gérons également le centre d’accueil Saint-Joseph qui accueille chaque année plus de 600 000 visiteurs. S’ajoutent à cela la restauration, la microbrasserie sur site, les visites guidées, une boulangerie historique, la distillerie, la fromagerie où nous affinons encore les fromages, une hôtellerie liée à la vie monastique et un atelier de céramique. Il y a vraiment toute une série de secteurs et d’activités. Derrière tout cela, nous employons plus de 200 personnes en été, saisonniers compris. C’est une véritable PME, avec tous les défis que cela implique en termes de gestion des ressources humaines, de gouvernance, d’équilibre financier, de gestion budgétaire, etc. Le cadre est assez original, mais le rôle en tant que tel reste très similaire à ce qu’on pourrait trouver dans d’autres PME de taille comparable.

– Vous êtes le premier CEO de Maredsous, une fonction qui n’existait pas auparavant. Pourquoi a-t-il fallu créer ce poste ?
Historiquement, ce sont les moines qui ont créé toute cette activité. C’est très traditionnel : les moines bénédictins ont pour devise « prière et travail« . Toutes les activités dont j’ai parlé ont été créées à une époque par la communauté religieuse. Mais aujourd’hui, gérer ce type d’activités avec les normes et les exigences actuelles requiert des compétences que la communauté a jugé nécessaire d’aller chercher à l’extérieur. Historiquement, l’ancien Père Abbé chapeautait l’ensemble de l’ASBL, les activités religieuses et spirituelles, mais aussi les volets commerciaux et économiques. Chaque activité avait évidemment un responsable, laïque ou non, qui sont toujours en poste aujourd’hui : responsables financiers et commerciaux, responsables des ressources humaines, de l’administratif, de l’entretien du patrimoine. Mais ce qui manquait, c’était quelqu’un capable de chapeauter l’ensemble, de définir la feuille de route, le plan stratégique, les priorités, d’apporter les bonnes compétences où il faut, de moderniser la gouvernance et de préparer l’avenir.

– Cette PME est par essence liée à une œuvre spirituelle. Cette dimension spirituelle peut-elle interférer dans la gestion commerciale et économique de l’ASBL, en termes de profit, de marge, de ressources humaines ?
Actuellement, l’ASBL ne génère pas de profit. C’est d’ailleurs l’une des raisons de ma présence comme CEO. L’objectif de l’ASBL est de faire vivre et rayonner le projet spirituel et culturel de l’abbaye, d’offrir à ses nombreux visiteurs une expérience authentique, de préserver son patrimoine exceptionnel et d’en soutenir la vie monastique. Pour y parvenir, des activités économiques ont été développées. Malgré celles-ci, la situation économique de l’abbaye ne permet pas à la communauté de faire face au coût du projet de rénovation d’ampleur que l’état du bâti requiert aujourd’hui. Nous pouvons assumer les frais de gestion et d’exploitation de l’abbaye, mais pas les frais exceptionnels nécessaires à ce chantier. Il faut donc renforcer l’efficacité opérationnelle et réfléchir à des axes de développement. Tout cela dans le seul but de soutenir le fonctionnement de l’abbaye et les causes qu’elle soutient. Il ne s’agit pas ici de parler de profit, mais de permettre à l’ASBL de remplir sa mission.

– De l’extérieur, avec le soutien de groupes comme Bel, Duvel-Moortgat ou l’activité touristique au centre d’accueil Saint-Joseph, l’abbaye a l’air prospère…
Maredsous a la mauvaise réputation d’être riche, mais ce n’est évidemment pas le cas. Il suffit de se balader sur le plateau pour se rendre compte de l’ampleur du patrimoine. Les coûts d’entretien sont de l’ordre d’1,6 million d’euros par an. À cela, il faut ajouter 300 000 euros de frais de chauffage, d’électricité, etc. Les budgets sont donc faramineux. La vérité, c’est que notre capacité d’accueil et nos partenaires commerciaux nous permettent, malgré leur rentabilité individuelle, tout juste d’atteindre l’équilibre. Maintenant, l’objectif est de développer une capacité financière qui permette de contribuer au rayonnement de l’abbaye.

Maredsous Basilique, une gamme de bière brassée par Duvel Moortgat et dont les bénéfices seront intégralement reversés à l’abbaye pour soutenir sa levée de fonds dans le cadre du chantier de rénovation qui débutera au printemps prochain. © DR

– Dans quelle mesure le fait de gérer une entreprise qui a une portée spirituelle, voire religieuse, peut-il vous gêner en tant que CEO ?
Je dirais l’inverse. Cela ne me gêne pas. C’est même ce qui m’a plu quand j’ai décidé de prendre le poste. Tous nos collaborateurs ont un attachement quasi familial à l’abbaye. Cet attachement, ce sont les valeurs de l’abbaye qui l’ont permis. À ce titre, le tourisme social est aussi l’une des valeurs cardinales de Maredsous. Il est fondamental de protéger ces valeurs. Certes, Maredsous est aussi une marque de fromage, de bière, de spiritueux et s’est dotée d’un centre d’accueil performant, mais c’est avant tout l’un des centres spirituels les plus importants du pays qui abrite l’une des communautés religieuses les plus dynamiques de Belgique. Et c’est ce que nous voulons transmettre à tous ceux qui viennent nous rendre visite. L’abbaye est faite pour inspirer nos visiteurs, pas pour les faire consommer.

– Cela ne frustre donc pas le CEO de ne pas pouvoir faire payer le parking ou d’imposer que les gens consomment au moins une bière ?
Cela correspond aux valeurs, et les valeurs sont le fondement de chaque entreprise. Comme vous l’avez dit, nous sommes dans une ASBL, donc il y a une mission que nous devons remplir, que je dois remplir en tant que directeur général. Mais cette mission n’est pas l’utopie à tout prix. La mission première, c’est de faire rayonner l’abbaye et ses valeurs. C’est vraiment ma mission première. La deuxième, c’est de pérenniser le patrimoine et maintenir notre impact social dans la région. Il faut se donner les moyens d’y arriver. C’est là que la dimension économique entre en jeu.

– Le projet de rénovation « Basilique 2030 » n’était pas dans les cartons au moment de votre engagement. Comment l’avez-vous accueilli ? Bonne ou mauvaise surprise ?
Je l’ai bien accueilli parce que le Père Abbé donne vraiment des impulsions très inspirantes. C’est de nouveau l’objectif de l’ASBL : conserver le patrimoine. Au lieu de petites réparations à gauche ou à droite, comme ce qui a toujours été fait, fédérer ces travaux dans un grand projet très tangible, c’est la meilleure façon d’atteindre nos objectifs sur le long terme.

– Comment l’ASBL d’une abbaye s’y prend-elle pour lever 2,5 millions d’euros ?
C’est effectivement quelque chose qui a demandé beaucoup de réflexion. Maredsous attire beaucoup de public. On parle d’un projet sur 5 ans : un euro par visiteur sur ces 5 années nous permettrait de financer le projet. Nous espérons donc pouvoir compter sur la générosité des visiteurs. Nous connaissons leur attachement à ce lieu si particulier. Mais nous sollicitons également nos partenaires historiques, en premier lieu desquels se trouve la famille Moortgat, à laquelle nous confions le brassage de nos bières depuis le début. Michel Moortgat est un amoureux de Maredsous et a tout de suite tenu à soutenir l’effort de l’abbaye. Pour nous permettre de raconter une belle histoire, il s’est entendu avec Adrien Desclée de Maredsous, descendant de la famille fondatrice de l’abbaye et producteur du gin de Maredsous, pour concevoir une gamme de bières entière, Basilique, dont le moût du gin entre dans la composition. Les bénéfices de la vente de cette gamme de bières serviront intégralement à soutenir le chantier de rénovation de l’abbaye. Disponible au centre d’accueil Saint-Joseph, elle sera proposée à la pression aux établissements HoReCa de la région, et pourquoi pas plus loin.

– Le fromager Bel va-t-il aussi jouer le jeu ?*
Absolument. Il faut encore voir comment cela peut se matérialiser, mais Maredsous est l’une de leurs marques phares et ils sont très attachés à l’abbaye qui est le cœur de la marque.. Nous avons donc toutes les raisons de penser que nous pourrons également les associer à notre projet.

* : interview réalisée avant la polémiques sur le montant des dividendes reversés à l’abbaye par Bel pour l’exploitation de la marque Maredsous. Interrogé sur la question depuis, Charles d’Orjo n’a pas tenu à commenter les informations parues dans les médias à ce sujet.

Martin Boonen
Martin Boonen
Martin Boonen est journaliste diplômé de l'Institut de Journalisme de Bruxelles (2012). Il collaboré avec de nombreuses rédactions à différent niveau de responsabilité : journaliste, chef de rubrique, secrétaire de rédaction et rédacteur en chef, tant sur le web que pour la presse imprimée. Spécialisé dans les startups et l'entrepreneuriat à impact, il est devenu en 2025 rédacteur en chef du site web de Forbes Belgique. Il est affilié à l'Organisation Mondiale de la Presse Périodique depuis 2011.

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