Un entretien avec Philippe Vlerick révèle la vision kaléidoscopique d’un penseur, d’un entrepreneur et d’un être humain profondément ancré dans la tradition, mais toujours tourné vers l’avenir. À 69 ans, l’investisseur, amoureux de la culture, n’a rien perdu de son énergie. « Je veux donner un sens à l’existence ».
Le siège de Vlerick, un groupe familial belge indépendant et diversifié, qui opère également à l’échelle internationale, se trouve derrière une façade néoclassique en pierre bleue. Quant aux racines industrielles du groupe, elles sont à chercher dans l’industrie textile flamande et remontent à 1880. Aujourd’hui, le groupe représente quatre divisions différentes : les activités industrielles, les participations à long terme, l’immobilier, le capital-investissement et le capital-développement. Parmi les entreprises bien connues dans lesquelles Vlerick détient des participations, citons les sociétés textiles Uco et Concordia, l’assureur bancaire KBC, Mediahuis (De Standaard), et le fournisseur de capital Pentahold. Smartphoto fait également partie de son portefeuille, sur lequel il a récemment lancé – avec Marc Coucke – une OPA pour toutes les actions en circulation afin de prendre le contrôle total de l’entreprise.
« Je ne suis pas un manager classique », déclare Philippe Vlerick, amusé. En 2006, il a été élu manager de l’année par Trends. « Je suis un entrepreneur dans l’âme ». Il évoque ses premières années dans l’industrie textile et la manière dont il a bâti des entreprises avec une vision à long terme. Qu’il s’agisse de créer une division en Inde ou de reprendre UCO dans des conditions de marché difficiles, son approche consistait à chaque fois à saisir les opportunités. « Il ne s’agit pas seulement de chiffres, mais aussi des personnes et des idées qui les sous-tendent. Comment créer ensemble de la valeur à long terme ? »
Gouvernance responsable
Son modèle de leadership repose sur la collaboration et l’esprit de groupe. « Notre organisation fonctionne comme un écosystème dynamique. Au sein de notre structure de gestion, il y a de la place pour la discussion et la pensée indépendante. Je ne suis pas un soliste, je crois à la force du collectif. Notre management mise sur le respect mutuel et le dialogue. À sa tête se trouve une équipe dirigeante de dix membres et un comité de direction de cinq personnes, dont je suis le président. Mon rôle consiste souvent à guider, mais je considère qu’il est de ma responsabilité de donner aux autres l’espace nécessaire pour qu’ils fassent usage de leur expertise. L’idée maîtresse se résume comme suit : réfléchir ensemble, décider ensemble et progresser ensemble. »
« Il s’agit de responsabilité, pas de possession. C’est une valeur que je transmets à mes enfants »
Aux yeux de Philippe Vlerick, l’entrepreneuriat ne se cantonne pas au succès financier. « C’est une passion intrinsèquement liée à ma vision de l’existence. Ce que nous gagnons, nous le réinvestissons dans la croissance, l’innovation et le progrès social. Les entreprises ne sont pas des machines anonymes, mais des écosystèmes de talents et d’ambitions. » La gouvernance et la responsabilité sont également centrales dans son approche. « Ce que nous gagnons, nous le réinvestissons, pas seulement dans nos entreprises, mais aussi dans des projets sociétaux. L’entrepreneuriat n’est pas un sprint, mais une course de relais. Vous construisez quelque chose qui peut être légué aux générations futures. » Il cite la gestion responsable comme l’une des valeurs clés au sein de sa famille et du groupe. « Nous nous voyons comme des gestionnaires, pas comme des propriétaires. Il s’agit de responsabilité, pas de possession. C’est une valeur que je transmets à mes enfants. » Ses quatre enfants, dont l’un est actif dans l’entreprise familiale, sont encouragés à tracer leur propre chemin, à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe. Ces valeurs sont également consignées dans la charte familiale. Visiblement ému, Philippe Vlerick nous lit les passages où sont consignées les valeurs fondamentales. « Gestion responsable, entrepreneuriat, pertinence sociale, méritocratie, indépendance, durabilité, intégrité, professionnalisme. Ce sont là les clés. »
Il évoque son oncle André Vlerick, qui a notamment donné son nom à la Vlerick Business School. « Mon oncle n’a pas eu d’enfants et je considère qu’il est de mon devoir de poursuivre son œuvre, notamment par l’intermédiaire de la Fondation Professeur Vlerick. Il est important de ne pas se tourner seulement vers le présent, mais aussi de garder à l’esprit ce que l’on laisse derrière soi. »
Marchés internationaux
Son groupe reflète cette vision globale. Avec une base solide dans les secteurs traditionnels tels que le textile et les composants aérospatiaux, mais aussi avec des investissements croissants dans la nouvelle économie. Pensez à la biotechnologie, à l’énergie propre et à la mobilité intelligente. « Pour nous, l’innovation est un moyen de relever les défis économiques, sociaux et environnementaux. En associant les connaissances traditionnelles aux technologies modernes, nous entendons créer un impact durable. » La dimension internationale joue un rôle important à cet égard. « L’Europe de l’Est est stratégique pour nous : elle dispose d’un solide savoir-faire technique et d’une éthique du travail qui nous convient. La Chine reste pertinente, malgré les défis, et l’Inde offre un énorme potentiel. L’Inde requiert des partenariats stratégiques et de la patience, mais à force de persévérance, on peut accomplir de grandes choses. »
« Trop d’entreprises de premier plan ont été vendues à des groupes étrangers »
Cependant, son regard ne se tourne pas uniquement vers les marchés internationaux. Ce qui le préoccupe, c’est la dépendance de la Belgique aux investissements étrangers. « Trop d’entreprises de premier plan ont été vendues à des groupes étrangers. C’est une grande perte. Nous devons continuer à tracer notre propre voie et investir stratégiquement dans notre économie. » Qu’à cela ne tienne, il reste optimiste quant à l’avenir, bien qu’il souligne la nécessité de réformes. « Notre gouvernement doit devenir plus efficace. Le poids sur le PIB est trop élevé, et nous perdons des talents à cause de réglementations complexes et inefficaces. Nous devons stimuler les gens et créer des opportunités, car la croissance économique est essentielle pour le progrès. »
Pour Philippe Vlerick, il ne s’agit pas de pouvoir, mais d’influence. « L’influence est constructive. Elle aide à mettre les choses en mouvement, à concrétiser des idées. Parfois je suis le chef d’orchestre, parfois je joue juste du triangle, mais j’essaie toujours de contribuer à l’ensemble. »
« Une société, c’est comme un navire. Elle a besoin d’une ancre qui lui confère une certaine stabilité, mais elle est aussi faite pour naviguer, pour atteindre de nouveaux horizons. C’est ce que je recherche : rester solidement ancré dans nos valeurs, mais toujours en mouvement, à la recherche de l’amélioration. »

Littérature
Son amour pour la littérature révèle une admiration pour les grands penseurs et esprits universels. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu. » La puissance et la profondeur de cette phrase, qui ouvre le prologue de l’Évangile de Jean touchent quelque chose d’universel. Le Verbe comme noyau, porteur de vérité et de connexion, point de départ de tout. Cela nous rappelle comment le langage, dans sa forme la plus pure, peut faire le pont entre les idées, les gens et les générations. « C’est cette connexion universelle qui m’émeut », dit Philippe Vlerick. « Les mots donnent un sens, et le sens donne une direction. » Il cite une autre phrase qui le fascine tout autant, prélevée cette fois dans l’introduction de la Déclaration d’indépendance américaine de 1776. De mémoire, il cite : « We hold these truths to be self-evident: that all human beings are created equal, and that they are endowed by their Creator with inalienable rights, including life, liberty and the pursuit of happiness. »
« L’idée que le bonheur est un droit – et que nous devons avoir la possibilité de le poursuivre librement – touche au cœur de l’existence humaine »
« L’idée que le bonheur est un droit – et que nous devons avoir la possibilité de le poursuivre librement – touche au cœur de l’existence humaine. C’est une invitation à façonner sa vie en toute conscience, libre de toute oppression, avec la liberté d’exercer ses propres choix et de leur donner un sens. »
Ces réflexions philosophiques prennent un tour plus personnel lorsqu’il évoque ses propres rituels. « La lecture est essentielle à mes yeux. Elle m’apaise et nourrit mon esprit. Je me réveille souvent vers trois heures du matin. Au lieu de gamberger, je me lève et je prends un livre. Je lis pendant une heure, parfois plus, puis je me recouche en toute décontraction. » Sa liste de lectures est variée : il alterne actuellement entre un livre d’Ethan Mollick sur l’intelligence artificielle et les Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand. « Chateaubriand me fascine énormément », explique-t-il. « Son style d’écriture est riche et romantique, mais c’est surtout sa capacité à explorer la nature humaine qui reste pertinente. Ce qu’il décrit de la condition humaine, de l’air du temps et des luttes intérieures est intemporel ».