En annonçant sa scission en deux entités distinctes, Kraft Heinz met un terme définitif à la fusion de 2015. Entre stratégie financière, réorganisation industrielle et conséquences locales, retour sur une décision aux répercussions multiples pour l’économie belge et l’industrie agroalimentaire.
Le 2 septembre 2025, Kraft Heinz a officialisé une décision majeure qui marque un tournant dans l’histoire du groupe : la scission de l’entreprise en deux sociétés cotées distinctes, une opération qui sera finalisée au second semestre 2026. Ce choix stratégique vise à simplifier une organisation devenue trop complexe, jugée inefficace pour allouer le capital de manière optimale ou pour faire croître ses segments les plus porteurs.
Cette restructuration marque également la fin symbolique d’un mariage industriel qui n’a jamais tenu ses promesses. En 2015, la fusion entre Kraft Foods Group et H.J. Heinz Company avait donné naissance à un géant de l’agroalimentaire pesant 45 milliards de dollars. L’opération, menée tambour battant par Berkshire Hathaway de Warren Buffett et le fonds brésilien 3G Capital, ambitionnait de créer des économies d’échelle massives et d’accélérer la croissance grâce à une rationalisation drastique des coûts. Le groupe fusionné promettait une montée en puissance mondiale, en combinant le portefeuille américain de Kraft avec la portée internationale de Heinz. Mais rapidement, les synergies attendues se sont heurtées à la réalité d’un marché saturé, à une baisse de l’appétit des consommateurs pour les marques historiques, et à une culture d’entreprise fortement axée sur la réduction des coûts qui a freiné l’innovation. Dix ans plus tard, la capitalisation boursière de l’entreprise a fondu de 12 milliards de dollars, tandis que ses résultats peinent à convaincre.

La nouvelle structure donnera naissance d’un côté à une entité axée sur les sauces, les condiments et les produits iconiques tels que Heinz, Philadelphia ou encore Kraft Mac & Cheese, et de l’autre, à une société recentrée sur les marques d’épicerie nord-américaines comme Oscar Mayer, Kraft Singles ou Lunchables. En 2024, les ventes nettes ont baissé de 3%, tombant à 25,85 milliards de dollars, et l’action a perdu plus de 20% de sa valeur en un an. Pour Miguel Patricio, président exécutif, cette scission est devenue inévitable.
Contexte mondial tendu pour les géants de la consommation
La décision de scinder Kraft Heinz reflète les difficultés structurelles rencontrées par l’ensemble du secteur FMCG. Confrontées à une pression inflationniste persistante, à une concurrence accrue des marques de distributeur et à des chaînes d’approvisionnement sous tension, les grandes entreprises agroalimentaires sont contraintes de revoir en profondeur leur modèle opérationnel. Le cas belge illustre ces tensions : les fabricants de biens de consommation doivent composer avec un handicap salarial estimé à 21% par rapport aux pays voisins, une pénurie généralisée de main-d’œuvre et des pressions croissantes de la part des distributeurs, dont les centrales d’achat tendent à se regrouper au niveau européen. Résultat, la part des produits belges dans les rayons des supermarchés a chuté à 61%, affectant directement la compétitivité de l’industrie nationale.
Dans ce contexte, la stratégie de Kraft Heinz s’inscrit dans une logique de recentrage et de spécialisation, censée redonner de l’agilité à un groupe devenu trop rigide. La scission, qui représentera un coût de 300 millions de dollars, pourrait ainsi permettre de rediriger les investissements vers les marques à plus forte croissance et d’optimiser les relations commerciales selon les spécificités de chaque marché.
En Belgique, des impacts localisés mais stratégiques
Si la scission ne devrait pas bouleverser l’organisation belge de Kraft Heinz dans l’immédiat, elle n’en demeure pas moins significative pour un pays où l’entreprise conserve une présence non négligeable. Le siège régional de Kraft Heinz à Berchem, actif depuis 2019, regroupe des fonctions commerciales, marketing et de développement de produits, en particulier pour des marques à fort ancrage local comme Kwatta. Le transfert du siège depuis Turnhout, après la fermeture de l’usine en 2014, avait déjà marqué un tournant dans la stratégie de l’entreprise en Belgique. À l’époque, la perte du contrat avec McDonald’s (qui représentait près de la moitié de la production) avait précipité la fin du site industriel, au profit d’une relocalisation vers le Royaume-Uni, jugé plus compétitif sur le plan salarial.
Aujourd’hui, l’impact de la scission sur l’emploi belge reste contenu, notamment en raison de l’absence d’activités de production. Mais à moyen terme, on ne voit pas comment la création de deux entités spécialisées ne mènerait pas, au moins, à une réorganisation interne.
Redéfinition des stratégies de marque en pleine inflation
Dans un environnement où 94% des fabricants FMCG en Belgique déclarent avoir subi des hausses de coûts, les marques doivent composer avec une clientèle de plus en plus attentive au prix. Kraft Heinz ne fait pas exception. L’entreprise a d’ailleurs revu à la baisse ses prévisions pour 2025, anticipant une décroissance organique comprise entre 1,5 et 3,5%. Le segment des sauces et condiments, historiquement fort en Belgique, est directement exposé à la volatilité des prix et à la montée des alternatives bon marché.
La scission pourrait permettre une meilleure clarté stratégique. Pour la Belgique, cela signifie une adaptation potentielle des campagnes marketing, des négociations commerciales plus ciblées avec les distributeurs, et une redéfinition du positionnement prix en fonction des segments.
Les marques nationales comme Kwatta pourraient profiter de cette nouvelle dynamique pour se repositionner ou se différencier sur des critères de qualité ou d’origine. Reste à savoir si les consommateurs suivront, dans un contexte où le pouvoir d’achat reste sous pression et où les arbitrages se font de plus en plus au détriment des marques traditionnelles.
Les mutations de l’agroalimentaire
La scission de Kraft Heinz ne se limite pas à une décision financière ou organisationnelle. Elle incarne une réponse à des défis globaux auxquels l’industrie agroalimentaire belge est elle aussi confrontée : perte de compétitivité, mutation des circuits de distribution, inflation et évolution des comportements de consommation. Pour la Belgique, le choc est amorti par une présence principalement commerciale, mais le signal envoyé est clair.
Les entreprises du secteur FMCG n’ont d’autre choix que de se réinventer. Et si la scission permet à Kraft Heinz de regagner en lisibilité stratégique, elle oblige aussi les acteurs belges (industriels, distributeurs, marques locales) à s’interroger sur leur propre résilience face à un environnement en mutation permanente.
