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Les marques «niche » sont-elles en passe de redéfinir le luxe ?

Par Annette Schneider

Le marché mondial du luxe fait face à d’importantes difficultés, enregistrant sa plus forte baisse depuis au moins quinze ans. Les ventes de produits de luxe personnels — vêtements, chaussures et accessoires — sont retombées à 364 milliards d’euros en 2024, en repli de 1 à 2 % par rapport à l’année précédente, selon les analystes de Bain & Company. Ils prévoient une nouvelle baisse de 1 à 3 % en 2025, signe d’un changement fondamental dans le comportement des consommateurs.

La crise est encore plus marquée chez les mastodontes du secteur. LVMH, champion européen du luxe qui regroupe Louis Vuitton, Dior et Loewe, a vu sa capitalisation boursière chuter de près de 25 % depuis janvier 2025. Kering, le groupe français derrière Gucci et Yves Saint Laurent, poursuit une trajectoire baissière de plusieurs années, Gucci peinant à se remettre de changements de direction et des effets post-pandémie. Burberry, Prada et Moncler ont tous annoncé des reculs de leurs ventes au premier trimestre 2025.

La confiance des consommateurs

Bain & Company explique que le recul dépasse les seuls facteurs économiques. Les consommateurs européens, en particulier les milléniaux et la génération Z, réévaluent profondément leur rapport aux marques de luxe : ils contestent le ratio prix/qualité et se montrent méfiants à l’égard des politiques sociales des maisons. Des procédures judiciaires récentes visant de grandes maisons — incluant Loro Piana, Giorgio Armani, Dior et Valentino — pour des violations du droit du travail ont accéléré ce scepticisme.

On a ainsi révélé que Loro Piana produit 6 000 à 7 000 vestes pour hommes par an à un coût d’environ 137 dollars par pièce, alors qu’elles se vendent au détail à plus de 4 000 dollars. Plus tôt, le monde de la mode avait évoqué le cas d’éleveurs péruviens de vigogne qui fournissent la laine pour des pulls à 10 000 euros et vivent pour l’essentiel de salaires de subsistance. Ces révélations cristallisent les préoccupations des consommateurs sur la valeur et l’éthique.

L’inflation des prix aggrave la situation. L’analyse d’EDITED montre que les prix du luxe ont augmenté de 25 % depuis 2019, tandis qu’un rapport de HSBC rapportent une hausse spectaculaire de 52 % du prix moyen des articles de luxe personnels en Europe sur la même période.

L’alternative locale

Dans ce contexte, les marques indépendantes et régionales attirent une attention inédite. Il n’existe pas de données mondiales exactes sur la progression des ventes des marques locales, en partie parce qu’aucune définition claire ne détermine quels créateurs doivent en faire partie. Mais la tendance est nette.

En Espagne, des labels indépendants comme La Veste, Gimaguas et Flabelus ont fait l’objet de retombées dans des médias influents tels que Business of Fashion, Tatler et W Magazine — une validation auparavant réservée aux maisons établies. Le pop-up new-yorkais de La Veste s’est vendu en quelques heures ; aujourd’hui, 40–45 % de ses ventes totales proviennent du marché américain, une percée remarquable pour une start-up barcelonaise sur un marché aussi difficile que celui des États-Unis. Forbes note par ailleurs que les organisateurs de la Fashion Week de Paris ont invité plusieurs marques venues du Japon, de Corée du Sud et d’autres pays. Selon une enquête de fashionunited.com, 75 % des créateurs locaux et détaillants indépendants interrogés se montrent optimistes quant à l’avenir, et 50 % s’attendent à une fidélisation accrue des consommateurs dans les cinq prochaines années.

En Russie, la production de vêtements et de chaussures a augmenté de 73 % en valeur entre 2021 et 2023, et la part des producteurs locaux est passée de 22 % à 31 % sur la même période, selon une étude du cabinet de conseil NEO. Les chiffres de la Moscow Fashion Week confirment cette dynamique, avec une troisième année consécutive d’augmentation des candidatures : l’événement récent a établi un record avec plus de 1 200 demandes de participation émanant de marques locales pour la saison. Cette croissance est en partie liée aux sanctions imposées à la Russie, qui ont favorisé le développement rapide de la scène mode locale et l’augmentation du nombre de marques de créateurs dans le pays.

La Chine offre l’exemple le plus probant de ce basculement. D’après McKinsey & Company, les marques de prêt-à-porter locales ont vu leur part du marché domestique passer de 53 % à 60 % en l’espace de huit ans, tandis que la préférence des consommateurs pour le local par rapport aux marques internationales a augmenté de 150 %. Des réussites chinoises suscitent aujourd’hui le respect mondial : Angel Chen défile à la Fashion Week de Milan, est distribuée chez une centaine de détaillants internationaux, dont NET-A-PORTER, Galeries Lafayette et Selfridges, et collabore avec de grandes marques. MS MIN est vendue chez Saks Fifth Avenue aux États-Unis, Susan Fang a lancé une collection exclusive pour Selfridges et participe à la Fashion Week de Milan, et RUOHAN — lancée il y a seulement quatre ans — participe déjà à la Fashion Week de Paris et est présente chez 90 détaillants sélectionnés dans le monde.

Dans de nombreux pays, les marques locales gagnent en popularité pour plusieurs raisons : les consommateurs estiment que ces entreprises comprennent mieux leurs goûts et savent adapter les produits à des conditions spécifiques — climat, mentalité et habitudes de consommation — où les groupes globaux peuvent se montrer moins pertinents. Elles offrent souvent un rapport qualité-prix optimal, des séries limitées, des créations uniques, une fabrication locale et des délais de livraison plus courts. Sur le plan émotionnel, beaucoup souhaitent soutenir les producteurs nationaux. Enfin, ces marques de niche misent dès leur origine sur les technologies digitales et construisent des communautés fidèles via les réseaux sociaux et des stratégies marketing axées sur la durabilité, la proximité et le sentiment d’appartenance.

Duly Romero (Spain) à Moscow Fashion Week

BRICS+ Fashion Summit et Moscow Fashion Week : catalyseurs du changement

La Moscow Fashion Week (MFW) et le BRICS+ Fashion Summit se sont imposés comme des catalyseurs de cette transformation. Plus de 50 créateurs venus de Chine, de Turquie, du Guatemala, d’Inde et d’Indonésie ont été présentés lors des dernières saisons. Depuis leur création, le Summit et la MFW ont systématiquement mis l’accent sur la diversité, la découverte et l’accompagnement de marques locales authentiques, ainsi que sur la promotion des marchés émergents de la mode.

Selon Cem Altan, président de l’International Apparel Federation (IAF), des événements comme le BRICS+ Fashion Summit, en tant que rencontres en présentiel, permettent aux marques, aux créateurs et aux fabricants de dépasser les discussions purement transactionnelles : on y construit la confiance, on comprend les règles d’affaires locales et on noue des partenariats à long terme qui tiennent compte des spécificités culturelles.

« Le BRICS+ Fashion Summit et la MFW constituent une plateforme extrêmement importante pour le Brésil afin de mettre en lumière ses créateurs et de se connecter avec des participants du monde entier », confirme Aurea Yamashita, directrice de la promotion du commerce international à l’Association brésilienne des créateurs de mode.

Il s’agit de stratégies ciblées. L’objectif principal de ces rencontres est aujourd’hui de mettre en relation créateurs et acheteurs. À la MFW, les talents émergents ont la chance d’attirer l’attention de professionnels internationaux tels que François Schweitzer, GMM фе Etoile Group — l’un des détaillants de mode importants au Moyen-Orient — ou Yeli Gu, fondatrice d’Ontimeshow, un showroom chinois de premier plan. « Je suis au BRICS+ Fashion Summit pour découvrir de nouvelles marques et talents susceptibles d’être introduits dans les pays du GCC. Les marques locales sont d’une importance primordiale pour montrer la diversité dans un monde de plus en plus globalisé. Elles sont l’essence de la création et du développement d’idées et de concepts qui inspirent le reste du monde », note François Schweitzer.

Consolider les atouts des niches

Tous les interviewés par Forbes se montrent confiants quant aux perspectives des marques locales, sans pour autant prétendre que ces dernières vont dépasser les géants établis. Le consensus est que l’avenir passera par la synergie.

« L’industrie de la mode n’évolue pas selon une trajectoire unique et unilatérale — elle se transforme en un paysage dynamique où les géants mondiaux et les marques locales émergentes coexistent, interagissent et se réinventent mutuellement. Les deux forces sont influentes, mais leurs rôles et leurs impacts reflètent des changements plus larges dans les préférences des consommateurs, l’accès aux technologies et l’identité culturelle », affirme Yeli Gu, fondatrice du salon Ontimeshow et membre du BoF 500.

Les marques locales ne pourront pas concurrencer les grands groupes sur tous les fronts, mais elles peuvent consolider leur position dans leurs segments. Pour cela, elles doivent capitaliser sur leurs forces : un design original ancré dans une identité culturelle — ou, à l’inverse, des approches audacieuses et innovantes — ; un artisanat distinctif, y compris les savoir-faire faits main ; des méthodes de production durables ; des stratégies digitales direct-to-consumer ; et un storytelling authentique qui touche les consommateurs sensibles aux valeurs. « Les créateurs en Chine parviennent de plus en plus à des percées internationales tout en cultivant fortement leur marché local, formant un écosystème vivant qui intègre le patrimoine culturel et l’innovation globale », explique Yeli Gu.

La mission des grandes institutions, parmi lesquelles la Moscow Fashion Week et le BRICS+ Fashion Summit, est de poursuivre les efforts pour rendre les marques locales et les créateurs émergents plus visibles, créer des plateformes où les auteurs créatifs rencontrent acheteurs et fabricants, et offrir des opportunités de formation, d’échanges culturels et d’accès à de nouveaux marchés.

La BRICS International Fashion Federation (BRICS IFF), nouvellement créée, vise à formaliser cette coopération, à promouvoir les marques de niche locales sur les marchés des membres et à encourager les échanges mutuels. Les premiers résultats sont prometteurs : plusieurs créateurs ont d’ores et déjà présenté des collections à des fashion weeks en Inde, en Chine et en Indonésie.

« Participer à des fashion weeks à l’étranger ne consiste pas seulement à montrer des vêtements ; c’est démontrer notre code culturel et notre vision de l’avenir de la mode. Cette exposition conduit souvent à des partenariats, des collections communes, des collaborations et des participations à des pop-ups », racontent Valeria Zhuravleva et Ivetta Makarova, fondatrices de la marque russe Li Lab, qui ont participé à la Soweto Fashion Week en Afrique du Sud et à la Mediterranea Fashion Week de Valence en Espagne.

« Plus de réseautage, de partenariats, d’enseignements et d’échanges culturels autour de la mode », décrit un autre participant, Ianis Chamalidy, créateur de la marque éponyme, qui a présenté sa collection à la China Fashion Week. « Mon expérience de participation à la fashion week en Inde a été très enrichissante : découvrir de nouveaux marchés, rencontrer des acheteurs et dialoguer autour de la mode, de la durabilité et de l’innovation. Je compte approfondir ces connexions, continuer à promouvoir nos traditions, nos techniques artisanales et le mouvement de la “modest fashion”. Espérons que l’IFF servira de lien entre pays, en élargissant les opportunités pour les créateurs », conclut Zainab Saidulaeva, créatrice de la marque Measure.

Li-Lab at Moscow Fashion Week

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