Exposée à Bozar tout l’été, Berlinde de Bruyckere livre son intérieur, où elle façonne son monde de vestiges.
Chaque rencontre avec Berlinde de Bruyckere est un moment spirituel. Le regard enfantin et perçant, la voix fluette, lente mais ferme. Dans la cour d’un bâtiment anversois tentaculaire et spartiate, elle semble soucieuse de ne pas réveiller les corps allongés dans ses ateliers.
« C’est une ancienne école catholique pour garçons construite en 1911, abandonnée depuis 1972. La maison voisine était celle du prêtre. Mon mari, Peter Brunholt, et moi l’avons achetée en 1987 et restaurée. Nous louons des salles de classe à de jeunes artistes qui y ont leur atelier.» Ces 4 000 m2 se situent dans un quartier prolétaire. « Pour Peter et moi, une source d’inspiration. Depuis dix ans nous habitons en centre-ville, mais nos deux fils ont grandi ici, où je me rends à pied tous les matins. Aujourd’hui, dix personnes travaillent avec nous ». Cela lui accorde le temps de réfléchir : « laisser les formes grandir entre mes mains est un travail exigeant. »
Dans la première salle de classe, des formes sont couchées, moules de son exposition vénitienne, à la Biennale, l’an dernier. Ils ont donné naissance à quelques Anges de son cycle City of Refuge, né au début de la pandémie. Dans le parc de Peyrassol, en France, chez le collectionneur Philippe Austruy, l’un d’eux se dresse au-dessus des rangs de vignes. À Venise, dans la basilique de San Giorgio Maggiore, le manteau des anges flottait entre les colonnes de la nef. « À Venise, tout est lié à l’eau », se souvient-elle. « Chaque fois que ma pensée butait sur une impasse, je sortais au bord du Grand Canal. Tout semblait s’effondrer dans le reflet de l’eau, la lumière la dispersait, la brisait. » Sur ce thème des Archanges, elle poursuit sa série entamée à Venise de pieds de cire flottants sous des cloches de verre, habillés de peaux formant des ailes d’anges.
Cette première salle abrite aussi sa « cuisine » et sa collection de couleurs. « Je travaille l’arbre, le cheval, le corps humain à partir de ces moules. Dans des casseroles, des poêles, je fais fondre les blocs de cire colorée de pigments que nous composons, recette élaborée pour chaque œuvre. Avec la cire, je tente d’imiter la peau. Des couches de cire sont appliquées sur l’âme de la pièce en silicone. » Deux échantillons sont destinés à la figure d’ange au corps recouvert d’une peau de cheval, couché dans l’autre salle attenante. Pourquoi est-il plus grand que nature ? « Exposés sur un piédestal, vus à distance, ces corps plus grands que des corps réels sont alors grandeur nature. »
Peaux et moules
Elle travaille ces peaux depuis 1999. « À l’époque, personne ne m’interrogeait à ce sujet. Dix ans plus tard, les questions sont apparues, ce que je comprends. Certains, qui ne regardent pas mon travail, s’imaginent que je tue des bêtes pour en faire sculpture ou scandale. En collaboration avec l’école vétérinaire, je sélectionne des carcasses d’animaux morts d’opération ou de maladie. Aujourd’hui, nous nous soucions davantage des êtres vivants. Je partage ce respect de la vie humaine, de ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. » Elle recherchait une enveloppe laissant entrevoir le corps. Pour ce faux-semblant, elle ne visait pas les couleurs du corps humain, mais des tons transparents, sombres ou gris, qui sont justement les couleurs des peaux préparées. Ce travail d’imitation prend du temps… Autour d’un moule en silicone sur une armature en époxy et en fer, elle réalise une sculpture figurative en cire, la forme du corps, le mouvement des jambes, des hanches, les épaules, la tête. « Ensuite, j’enveloppe la sculpture avec la peau préparée, puis on décide des couleurs de la couche de cire qui l’habille. J’emploie la cire depuis 1998. Je cherchais un matériau me permettant de rendre des pieds et des jambes réalistes. Je songeais à des figures enveloppées de couvertures, donnant l’impression d’une présence humaine. »
« Certains s’imaginent que je tue des bêtes pour en faire sculpture ou scandale »

Elle s’est penchée sur les artistes figuratifs qui travaillent la cire, comme l’Américain Duane Hanson. Elle a longuement examiné les figures de Madame Tussaud, le musée londonien, et du Musée Grévin à Paris. « J’ai appris par tâtonnements la recette de la cire et de sa pigmentation. » La pierre, le marbre, le bois diffèrent de la vraie peau, dont la cire se rapproche le plus. Sa technique de moule en silicone et de copie directe sur l’objet réel – l’arbre, le corps – lui permet d’imprimer chaque détail dans ce matériau tendre. « Lucas Cranach, grande source d’inspiration, m’a guidée dans cette voie. J’ai étudié sa manière, ces couches superposées par lesquelles il obtient une luminosité plus vive que celle de la vraie peau. »
Ses sources vont du Christ aux figures encapuchonnées d’Abou Graïb, de l’imagerie chrétienne aux situations contemporaines. Une pièce lui été inspirée par un tableau de Piero della Francesca, La Madonna del Parto (1460) qui entrouvre son manteau, révélant la sexualité par l’étoffe. « C’est la première fois que je travaille sur la sexualité féminine : j’ai voulu associer la forme phallique et le geste de la femme ».
La cire, douce et fragile, exprime l’influence du temps sur l’organique et le non-organique. « C’est un matériau vivant, résistant, souple en été, rigide en hiver : par — 20°, aussi cassant que du verre, fragilité qui exprime la condition des êtres vivants. Sèche, fixée et solide, elle semble immobile, préservée, mais conserve sa douceur. Au montage, nous la posons sur des coussins car la cire démoulée est fragile. Et pourtant, les mannequins de cire des écoles de médecine des XVIe et XVIIe siècles restent intacts. Elle permet les déformations avec une liberté que d’autres matériaux n’offrent pas. »
De la cire au bois
Les deux premières salles de classe sont réservées aux pièces en cire, la troisième aux textiles et aux peaux chevalines. Elles offrent une lumière chaude, mais les portes étant trop étroites pour les grandes sculptures, elle a aménagé son atelier du bois dans un nouvel espace à la lumière du nord plus froide.
« Je pars d’un objet trouvé, jamais d’une pièce de bois neuve »

« Je ne suis pas une sculptrice classique de matériaux académiques. Mes sculptures forment une combinaison de matières avec l’histoire des autres. » Ainsi, en 2009, l’exposition Sacred Made Real, à la Royal Academy de Londres, révélant les sculptures sur bois polychromes de Velazquez, Ribera ou Zurbaran, l’ont orientée vers le bois peint. « J’ai étudié des images de sculptures polychromes, technique proche de ma pratique, puisque je multiplie les couches. La polychromie a disparu de ces bois peints, seule la racine reste, fragile, comparable à mes cires. Certaines sont abimées par le temps, rongées par les insectes. Cette imperfection m’intéresse. Je pars d’un objet trouvé, jamais d’une pièce de bois neuve. »
Et, en effet, une pièce massive trône au centre. « C’était un morceau de pont, près d’ici, déposé par les ouvriers sur la chaussée, un objet que j’étudie pour en faire une sculpture. Ces pièces de bois m’inspirent l’envie de les traduire en cire, avec la sensation de la rigidité du bois. Au mur, une photo prise en France, un arbre brûlé par un fermier dans son champ. »
Des milliers d’images nourrissent une autre forme qu’elle explore : ses tableaux de vieux papiers, faits d’une matière pauvre et pure, attachés par de la ficelle et des clous, dans un cadre en métal pesant 200 kilos, un verre très fin posé dessus. « J’y mêle de vieux drapeaux de rituels religieux, tissu façonné par le temps, devenu matériau doté d’une âme, relié à tous les éléments. »
Ce sont ces objets sans valeur, venus de rien, tombant en morceaux, proches de l’inexistence, qui composent sa vie de sculptrice ferme et fragile.