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Sophie Dutordoir Madame 100.000 volts

La patronne de l’un des plus gros employeurs du pays se fait rare dans les médias. Sophie Dutordoir est une faiseuse. Non la vendeuse de sa propre image. Sa mission est claire : après les avoir éclairés chez Electrabel, elle veut transporter les gens à la SNCB. Le mieux possible. Rencontre avec la dame (du chemin) de fer qui peut se montrer aussi douce que du velours.

Il faut parfois s’accrocher pour suivre ceux dont la vie est aussi chargée qu’imprévisible. Notre rendez-vous, reporté à plusieurs reprises fut toujours reprogrammé, plein de bonne volonté. Sophie Dutordoir est de ces femmes rares qu’on ne croise ni par hasard, ni à moitié. Rare aussi parce qu’elle ne cherche jamais à plaire — elle cherche à faire. Le rendez-vous se tient dans le restaurant italien feutré du club The Merode, clin d’œil assumé à son escapade entrepreneuriale entre deux mondes industriels, Electrabel et la SNCB : un bistrot baptisé Poppeia, à Overijse, où elle s’est frottée à l’imprévisible beauté du service, loin des PowerPoint et des portefeuilles d’actionnaires.

« J’y ai plus appris sur le client qu’avec toutes mes expériences professionnelles réunies. » Elle traduit en italien la demande de pain sans gluten au serveur italophone, s’enquiert de ses origines avec attention, puis ajoute dans un sourire : « Je suis romaniste. J’ai étudié les langues pour leur côté mathématique. Les langues, c’est une forme d’algèbre. »

La première question est la plus simple et parfois, la plus difficile : comment va Sophie Dutordoir ? « Moi, ça va toujours. » Ah oui? « Oui, je suis contente avec tout. »

Elle nous parle de sa joie de vivre comme d’une façon d’habiter le quotidien: la lumière douce filtrant à travers les rideaux, l’eau froide sur les poignets, le chant d’une mésange dans un jardin de passage, les premières asperges, les yeux des enfants qui absorbent le monde et, par-dessus tout, le sens de l’humour. « Zelf-relativering. Surtout dans les moments difficiles ! Il faut pouvoir tout voir d’un cran au-dessus. » Même face au décès de son père, elle évoque alors la citation attribuée à Prévert : « Les histoires de cercueil, c’est moche. C’est Prévert qui disait, ne portez pas le deuil, ça noircit le blanc de l’œil, puis ça enlaidit. Prenez vos couleurs, les couleurs de la vie. » 

L’administratrice déléguée voue un culte à l’humour, l’arme la plus affûtée contre le tragique des hommes. « C’est ce qu’il y a de plus beau au monde et c’est ce que j’ai veillé à apporter à tous mes chefs. J’adore faire l’imbécile. » Ça se cultive? « Je ne cultive que des légumes », tranche-t-elle. « On ne change pas l’animal. » 

Un animal politique, alors ? Fille d’un bourgmestre libéral, médecin des Diables Rouges et arbitre international, elle grandit dans une maison où l’on regarde l’ORTF à vingt heures et où l’on débat à table, les deux aînés élevés en français, les quatre autres en néerlandais lors de cette époque où le bilinguisme était cultivé. « Encore aujourd’hui, ma sœur aînée pense que je ne parle pas le français et lorsqu’elle m’entend parler à la télé, elle me dit que mon accent est dégueulasse. » Quand son père meurt, elle a onze ans. Sa mère devient conseillère communale, la fratrie de six enfants continue à avancer en formation serrée « ma mère nous a dit, je n’aurai pas le temps de surveiller vos études et vous n’aurez pas le temps de faire le ménage. » Chacun s’est ainsi engagé dans sa voie avec détermination.  Après ses études, elle repère une offre d’emploi dans les valves de l’Université de Gand « il fallait des étudiants bilingues qui ne connaissaient rien à l’informatique, pour l’apprendre dans un premier temps et ensuite accompagner l’informatisation du secteur public. » Elle a donné cours à des ministres, secrétaires généraux, administrateurs, au Palais Royal, à l’armée, aux parastataux. C’est là que la jeune Gantoise a appris à connaître le monde politique « dans toutes ses dimensions, dans ce qu’il y a de plus beau et de plus moche ». Ensuite, elle est engagée au cabinet du Premier Ministre Wilfried Martens puis devient porte-parole de deux ministres (Enseignement et Finances). Sophie Dutordoir forge son caractère dans ce monde de convictions, de lignes claires et de loyautés non négociables.

© Emmanuel Laurent
© Emmanuel Laurent

C’est de cette manière qu’elle défend sa mission de service public, son entreprise et ses collaborateurs. « Je ne suis pas une marionnette », clame-t-elle. Après 40 ans de carrière, on sait ce qu’on vient trouver en lui parlant. « Il n’y a qu’une Sophie, la même qui parle ici, aux syndicats, aux femmes et hommes politiques. En plus, ça a l’avantage de ne jamais rien devoir noter », confirme-t-elle « Je suis 100 % loyale et aussi 100 % indépendante d’esprit. Les deux vont ensemble. » Son indépendance lui permet de réfléchir de façon déconnectée des enjeux du moment et voir plus loin.

« Je préfère dire oui, c’est plus joyeux. Mais quand c’est non, c’est non. » Elle demande d’abord le respect pour son entreprise et ses collaborateurs, puis cherche le vrai problème et la solution. Ce non-là, il tombe sans drame ni fracas. Comme ce jour en plein corona, où le gouvernement décide d’offrir dix trajets gratuits aux onze millions de Belges (« le fameux Rail Pass »), en échange du soutien écologiste au cœur d’une négociation tendue. « Je comprenais l’intention, vraiment — offrir un peu d’évasion — mais ce n’était ni concerté, ni réalisable. » Elle pense aux gares bondées, aux gestes barrières impossibles à maintenir. Elle demande à ce que la mesure soit reportée « à des temps meilleurs ». Et dit non à la Première ministre Sophie Wilmès. « Chacun son rôle. Une entreprise publique doit rester lucide. » 

Des non, il y en a eu et il y en aura encore d’autres, aussi fermes que fondés. Non aux interférences dans les nominations internes par le monde politique et le président du CA de l’époque. Non au ministre Gilkinet pour l’augmentation de trains quand les effectifs ne suivent pas ou aux modifications des décisions du CA sur les fermetures de guichets désertés.

Plus proche de l’actualité, Sophie Dutordoir cite en exemple un marché public européen pour l’acquisition de nouveaux trains où l’Espagnol CAF s‘est profilé comme soumissionnaire privilégié. Cette désignation par le Conseil d‘administration de la SNCB fait à ce jour l’objet de recours juridiques auprès du Conseil d’Etat et de lobbying intensif. « Je reste inflexible. Je respecterai la législation. Si qui que ce soit me demande de ne pas la respecter, ce sera non. » Ni posture, ni provocation. Une forme d’honnêteté presque radicale, face à ce qu’elle appelle une forme d’incohérence avec laquelle elle doit souvent composer. « La SNCB a besoin de ces trains, le rail a connu des sous-investissements pendant des décennies. » affirme-t-elle. Et d’ajouter, avec une pointe d’ironie, « on a trop de vieilles casseroles qui roulent sur des rails ». 

« J’ai vu passer vingt ministres. J’en ai connu qui n’ont plus la notion de l’argent et se baladent sans portefeuille »

Cette capacité à dire non, elle la puise dans une lucidité rare sur le pouvoir. Sa longévité et ses expériences multiples lui offrent une prise de hauteur remarquable. « J’ai vu passer vingt ministres. J’en ai connu qui n’ont plus la notion de l’argent et se baladent sans portefeuille ». Elle a vu les déceptions et les illusions, les espoirs et les trahisons et qualifie cela de « volatilité extrême. » 

La vie lui a apporté son lot de paradoxes puisque c’est après avoir voulu quitter le monde politique « et tenter ma chance dans le privé » qu’elle se retrouve de l’autre côté de la table. Elle-même candidate CVP à Gand à 26 ans, elle cartonne aux voix de préférence. « Je voulais voir si le nom de mon père vivait encore,14 ans après son décès. On a fait une campagne à l’ancienne, avec tout notre entourage dans la commune ». Mais on lui demande de s’effacer. Elle le fait, sans bruit ni plainte. « J’étais jeune. Aujourd’hui, je ne l’accepterais plus. »

À ceux qui s’étonnent de la voir, romaniste de formation, prendre la tête d’une entreprise énergétique, puis des chemins de fer, elle répond sans animosité :« C’est légitime de se poser la question. Le rôle d’un patron, ce n’est pas d’être le plus ingénieur. C’est de poser les bonnes questions. Et surtout, de mettre de la colle entre les gens. » 

Pendant le déjeuner, elle aura demandé au moins cinq fois à sa directrice de relations publiques qui l’a accompagnée si elle a assez mangé, si elle ne veut pas boire autre chose. Elle vérifiera d’ailleurs avec elle régulièrement les propos qu’elle tient. « Chaque dirigeant doit avoir autour de lui deux ou trois personnes, pas plus, qui osent lui dire ce que les autres n’osent pas lui dire de façon argumentée, et réciproquement. »  Avant des moments importants, elle demande : « Attrapez-moi sur ma faute de logique. Où est-ce que je commets une erreur ? C’est pour cela qu’il faut s’entourer de gens qui sont infiniment plus intelligents, plus doués que soi dans les domaines où on a des faiblesses. » Elle aime « filmer » les situations, anticiper les réactions.

Depuis huit ans à la SNCB, elle déboulonne les petits royaumes, rassemble les archipels. Elle crée une culture d’entreprise. « On dépasse les egos, les titres, les silos. Et on construit. » Elle assume aimer naviguer au quotidien parmi les contrariétés et contradictions « C’est la beauté du métier. Aucune journée à la SNCB n’est prévisible. Il y a 11 millions de personnes qui ont un avis sur la question. ».  Une recette miracle ? « On écoute d’abord. On laisse l’autre déposer son émotion. Ensuite, on réfléchit. Il faut aussi penser à ce que l’autre à y gagner». Comme une danse où chacun est autorisé à poser ses pas.

« Les grandes manœuvres n’ont de sens que si les troupes marchent avec » 

Puis vient l’analyse factuelle, intransigeante, sèche parfois, mais toujours précise. « J’ai horreur de compromis mous, de concepts flous, d’à peu près et de médiocrité. ». Parmi les leçons les plus durables elle évoque sans équivoque celle apprise chez Electrabel et mise à l’épreuve à la SNCB : aucune transformation, si ambitieuse soit-elle,
ne tient sans un dialogue social authentique. On ne réforme pas contre, ni sans. « Les grandes manœuvres n’ont de sens que si les troupes marchent avec. Sans adhésion, tout s’effondre. » affirme-t-elle. De son école du 16 rue de la Loi, elle retient que chaque mot compte,
chaque virgule tranche. « Une note, c’est cinq points. Problème. Historique. Avis des autres partis. Recommandation. Décision du ministre. La rigueur, c’est gai. » 

Derrière le costume de patronne, il y a la femme et la mère. « Je reste une femme avec des talons et une jupe et c’est comme ça. »  Deux enfants, pas de hobby. Ni golf, ni bridge, ni clubs d’affaires. « J’aime juste être à la maison avec ma famille et amis. » Encore aujourd’hui, elle culpabilise de travailler beaucoup mais elle assume. « Acceptez la culpabilité. Mais entourez-vous bien. On ne peut mener tous les combats de front. » Que lui inspire le fait d’avoir dit d’elle qu’elle était la première femme à diriger cette entité ?
« C’est factuellement vrai. Mais ça m’est souvent arrivé dans la vie, y compris à la maison au milieu de mes frères. C’est pour ça que ce n’est pas un sujet pour moi. » De son éducation, elle se targue d’avoir appris ses valeurs fondamentales : la rigueur, le respect, l’éthique et l’intégrité, la loyauté et l’indépendance « Ne jamais oublier d’où l’on vient, ses racines… et ne faire aucune concession, aucune sur les valeurs. »

Elle dort peu, travaille beaucoup. Deux shifts, parfois trois. Mais pas de cape. « Je n’ai pas de secret. Juste beaucoup de travail. »

« Je suis le produit à 95% de mon éducation. Le reste, ce sont des trains qui sont passés. L’audace consiste à sauter dessus en se connaissant soi-même, ses faiblesses et ses points forts ». Peu d’histoires ne sont pas ponctuées par une référence à sa famille. Parmi ses rituels personnels, il y a celui des crevettes grises du samedi matin : « J’ai besoin de mon demi-kilo de crevettes grises. Je les épluche rapidement car c’est moi qui devais les décortiquer pour les 8 personnes de la famille. » 

En parlant de contradiction, qui a dit que rigoureux était incompatible avec rebelle?  Ses cinq autres frères et sœurs sont dans le médical. Sa mère a même considéré l’envoyer à l’école militaire « Je lisais le journal debout, descendais les escaliers comme un éléphant, nouais mes lacets sur la table. ». Obligez-la à faire quelque chose et elle vous répondra : « Je ne supporte pas qu’on me dise «vous devez faire quelque chose». Je ne dois rien et d’ailleurs je le ferai naturellement si la demande est juste. »

« J’ai horreur de ceux qui parlent mal des gens en fonction de leur statut »

Et d’évoquer lorsqu’on lui propose d’entrer au conseil d’administration de GBL, l’administrateur délégué de l’époque déclare avec condescendance alors qu’elle dirigeait son bistrot : « on ne va quand même pas engager une charcutière »! « Quel mépris. Pour moi, pour les autres. J’ai horreur de ceux qui parlent mal des gens en fonction de leur statut. Je ne loupe d’ailleurs pas une seule occasion de citer cet exemple dans mes prises de parole. »

Le bistrot, elle en parle avec tendresse. Le service, l’écoute, la sociologie en direct et ceux qui ont changé leur façon de la voir « Ma mère disait, “il n’y a pas de sots métiers.
Il n’y a que de sottes gens”
. » Et maintenant ? Elle rêve d’un tatouage. Une ancre. « Pour choquer les autres. Pour qu’on me demande si je vais mal. » Un air de malice passe. Puis ajoute, doucement : « Et aussi, parce que c’est beau. Peut-être pour la sortie de cette édition du Forbes ».

Elle invite Baudelaire dans la conversation. « Demandez à l’univers quelle heure il est. Et la vague, le vent, l’étoile, l’oiseau, l’horloge vous répondront d’une seule voix : enivrez-vous : de poésie, d‘amour et de vertu ».

Et quelque part, dans la brume matinale, un train passera. Et Sophie Dutordoir, fidèle à l’étoile, maintiendra le cap, envers et contre le fracas. 

La SNCB en chiffres

• La Société nationale des Chemins de fer belges organise et commercialise le service ferroviaire. Cette société anonyme de droit public est également responsable de l’entretien et de la rénovation des trains ainsi que des gares – le réseau est opéré par Infrabel.

• Nombre de voyageurs. 245,1 millions en 2024.

• Nombre de trains. 3.800 par jour (dont plus de 90% sont alimentés par l’électricité, la SNCB est le plus grand consommateur d’électricité du pays)

• Nombre de gares. 551

• Nombre d’employés. 16.953 (1er janvier 2025)

• Résultat opérationnel. 131,6 millions en 2024

Salma Haouach
Salma Haouach
De formation ingénieure de gestion de Solvay en 2001, major finance, Salma Haouach a démarré sa carrière dans le secteur financier avant de travailler dans l’ingénierie marketing et la communication stratégique à Valencia, Casablanca, Bordeaux et Le Havre avant de revenir à Bruxelles il y’a 10 ans et poursuivre sa carrière dans le conseil en stratégie et leadership durable. Parallèlement, elle a construit une carrière médiatique comme chroniqueuse dans des médias audiovisuels nationaux à partir de 2008 (L’Express, La Première, La Deux, BX1), elle a créé un média online d'éducation aux médias (Le Lab.) puis éditant et présentant deux émissions économiques : Coûte que Coûte sur Bel RTL et Business Club sur LN24.

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