Compagne du sculpteur de 1989 à sa mort en 1998, Stéphanie Busuttil-Janssen, établie à Bruxelles, se consacre à son œuvre.
Stéphanie Busuttil-Janssen nous reçoit dans son bureau à la Fondation César où elle pose ses pas en parfait silence. Notre tête-à-tête s’engage sous l’œil attentif de pièces en plâtre cousines de l’Hommage à Léon et de la Vénus de Villetaneuse, et devant les pages de maquette de la nouvelle version du Volume I du catalogue raisonné.

En 2021, centenaire de la naissance du sculpteur français César, elle associait la Fondation, sise à Bruxelles, qu’elle a créée en 2012 et préside, à la galeriste Almine Rech, pour quatre expositions : à la galerie parisienne de cette dernière, au Musée Picasso à Paris, dans l’atelier de sculptures de Picasso au château de Boisgeloup à Gisors, et à New York, à la galerie Salon 94, fondée par Jeanne Greenberg Rohatyn. Cet automne 2024, c’est encore Almine Rech qui présente dans le cadre de l’événement Hors les murs d’Art Basel Paris, un Pouce de 3,50 mètres, pièce emblématique du sculpteur, qui trône au centre du jardin Palais Royal aux côtés de pièces de l’Égypto-américaine Ghada Amer et de l’Anglais Richard Long, ainsi qu’une présentation César, at first glance, à l’occasion de la sortie d’un beau livre publié par la galerie en collaboration avec la Fondation, réunissant ces expositions dont Stéphanie Busuttil-Janssen a assuré le commissariat.
« J’ai choisi de mélanger des pièces de toutes les époques de César pour souligner sa singularité et la place unique qu’il occupe dans l’histoire du 20e siècle, entre tradition classique et gestes radicaux. Je voulais illustrer ces différents “gestes” de César, des fers et bronzes soudés aux Compressions, aux Empreintes Humaines et aux Expansions, revenir ainsi sur ses différents “chantiers” sans me soucier d’une chronologie, puisque il n’en a lui-même jamais abandonné aucun, évoluant librement de l’un à l’autre. » Elle souhaitait aussi évoquer le rapport de César à Picasso, encore jamais abordé : « investir l’atelier de sculptures de Picasso à Boisgeloup avec les pièces de César était l’occasion de revenir sur leur relation, sur les hommages que César lui a rendus dès 1955, en déclinant à sa manière la Vénus du Gaz de Picasso, et sur leur amitié, en reprenant des archives très personnelles de la Fondation et des photos de David Douglas Duncan prises à l’été 1957 à la Californie, la maison de Picasso, ce dernier en pagne, et César torse nu. C’était enfin l’occasion de montrer des plâtres d’une grande beauté que nous n’exposons pratiquement jamais pour des raisons de conservation, ainsi que des pièces moins connues, comme les Portraits et Autoportraits », exposés quelques mois avant sa disparition, marquant son retour à la galerie Claude Bernard, à Paris.
Indispensables l’un à l’autre
Jeune Marseillais, il vit de petits boulots, mais à Paris, n’achevant les Beaux-Arts qu’en 1954, du fait des années de guerre, et sculpteur à part entière, il survit grâce à la cantine des Beaux-Arts, à une bourse ou aux surplus américains. Plus tard, en 1975, son ami Georges Cravenne, promoteur de ce qui deviendra les César du cinéma, lui propose de créer le trophée emblématique qui le fait connaître du très grand public. Ces compressions sont ainsi nommées en clin d’œil aux Oscars et au film César, de Marcel Pagnol, emblématique de la Marseille natale du sculpteur.
C’est en 1989, que Stéphanie Busuttil-Janssen rencontre César à l’âge de 22 ans à Paris. Elle a grandi à Cannes non loin de la Fondation Maeght, du musée Matisse et Picasso, fréquenté le Lycée français de Londres, suivi des cours d’histoire de l’art chez Christie’s, puis une école d’art à Paris. Elle débute sa vie professionnelle dans une agence de presse, axée sur le mécénat. C’est alors qu’elle fait la connaissance de César. « Je me souviens de cette journée de mars, nous faisions l’aller-retour Paris Antibes, César était accompagné du critique Pierre Restany et de l’artiste Jacques Martinez. Je pourrais décrire cette journée heure par heure, mais elle nous appartient… En rentrant chez moi, j’ai profondément ressenti que cette rencontre serait déterminante. Nous nous sommes revus, j’ai visité son atelier, nous sortions beaucoup ensemble. La vie de César n’était pas celle du commun des mortels, ou des gens de mon âge : drôle, rapide, créative, extraordinaire et pour moi étrangement naturelle. Certainement l’inconscience de mes vingt ans… Un jour, je ne sais plus quand, nous sommes devenus indispensables l’un à l’autre et ne nous sommes plus quittés jusqu’à ce dimanche du 6 décembre 1998, date de sa mort ».
Après sa rencontre avec César, elle rejoint la galerie allemande Karsten Greve, « une très bonne école », sourit-elle, qui expose des noms majeurs du 20e siècle, Cy Twombly, Lucio Fontana, Piero Manzoni, Louise Bourgeois et bien d’autres. « César m’observait. Un jour, je n’étais pas libre de le suivre dans l’un de ses voyages, il m’a demandé de le rejoindre à l’atelier et d’en prendre la direction. J’ai quitté la galerie et César est devenu ma vie, totalement ».
« César était en marche il n’avait plus de temps à perdre, sur ce qui lui restait à vivre »
Les dix dernières années de la vie du sculpteur ont été intenses : « César était en marche, il n’avait plus de temps à perdre, sur ce qui lui restait à vivre ». Il multiplie les rétrospectives, dans sa ville natale de Marseille, puis à Séoul, Taipei, au Jeu de Paume à Paris, à São Paulo, Mexico, Montevideo, au Palazzo Reale à Milan, à Malmö en Suède… Il expose au Japon, y reçoit en 1996 le Praemium Imperiale de sculpture, considéré comme le « Nobel des arts », aux côtés de Cy Twombly (peinture) et Tadao Ando (architecture) des mains de l’empereur du Japon, représente la France à la Biennale de Venise, où il expose un bloc de compressions intitulé 520 tonnes. « Nous passions de l’agitation des voyages, des expositions et du rythme trépidant de l’atelier de la rue Roger, dans le 14e arrondissement de Paris, à la vie calme et retirée de la fonderie en Normandie où il travaillait sur des bronzes soudés très physiques, dans un grand vacarme. César était un travailleur acharné ».

César, seconde vie
Titulaire des droits de reproduction, de représentation, de divulgation et du droit moral de l’artiste, Stéphanie Busuttil-Janssen se consacre depuis lors à l’œuvre de César, pour lui conférer sinon l’éternité, du moins une pérennité : c’est la mission qu’il lui a confiée. « La Fondation est littéralement le prolongement de son atelier, elle s’emploie à défendre son œuvre, à veiller à son respect et à son rayonnement dans le monde. Détenant la plus importante source d’archives, nous organisons ou collaborons à des expositions, prêtons des pièces à des institutions, apportons nos conseils scientifiques et techniques, tâchons de sauvegarder sa mémoire et veillons à la protection et à la divulgation de son œuvre par des outils pédagogiques, des livres, des documentaires… Lorsque j’ai créé ce bureau, j’ai fait le tour des différentes fondations qui avaient la même vocation. Chacune a son style, au service d’un artiste, de sa mémoire et de son œuvre, mais ces échanges m’ont orientée vers une structure légère. »
« La Fondation est littéralement le prolongement de son atelier »
Sa Fondation est plus active que jamais. Ces quinze dernières années, elle a participé à de nombreux projets : l’exposition César, Anthologie, par Jean Nouvel à la Fondation Cartier en 2008, César, la Rétrospective au Centre Georges Pompidou à Paris en 2017-2018, plusieurs autres aux États-Unis, un territoire que César avait conquis dans les années 1950-1960, où il compta de nombreux collectionneurs, ses pièces étant exposées aux MoMa et dans d’autres institutions, « mais un territoire que nous avions ensuite un peu négligé ». Grâce à plusieurs galeries new-yorkaises, César a pu retrouver une visibilité sur le territoire américain et entrer dans de belles collections. « Il est enthousiasmant de voir de nouveaux collectionneurs internationaux, plus jeunes, considérer son œuvre d’un œil neuf, avec le recul historique. » Pour que César reste vivant et rencontre ce nouveau public, elle a engagé plusieurs collaborations avec des marques de haute-couture comme Alaïa ou Céline, et en décembre avec la maison de luxe américaine Tiffany. Inlassable, au printemps 2025, elle effectuera une tournée des musées japonais abritant des pièces de César.
« César est définitivement un artiste intemporel : ses gestes sont inscrits dans l’histoire de l’art et, en même temps, la fraîcheur de l’œuvre demeure, tant ses préoccupations, la récupération, le recyclage ou l’automobile, reste au centre de nos vies », conclut-elle.
