C’est peu dire que nous vivons une époque de turbulences. Les tensions géopolitiques et les guerres commerciales projettent leur ombre loin devant nous. Avec quelles conséquences pour notre économie et pour vous en tant qu’entrepreneur épargnant/investisseur ? Nous avons interrogé les économistes Koen De Leus et Philippe Gijsels, respectivement Chief Economist et Chief Strategy Officer chez BNP Paribas Fortis.
Messieurs, où en sommes-nous aujourd’hui, compte tenu des tensions géopolitiques ?
Koen De Leus : Aujourd’hui, l’économie est soumise à une forte pression en raison des tensions géopolitiques, en particulier entre les États-Unis et la Chine. Cette situation affecte directement l’Europe, beaucoup plus dépendante des exportations que, par exemple, les États-Unis. En Europe, les exportations représentent en moyenne 50 % du PIB, alors qu’aux États-Unis, elles n’excèdent pas les 10 %. Toute guerre commerciale touche donc l’Europe beaucoup plus durement. Il convient toutefois de nuancer cette vulnérabilité : 60 % des exportations européennes ne quittent pas l’Europe.
Les récentes mesures protectionnistes des États-Unis sont préjudiciables, mais l’Europe réagit avec sagesse : elle prend des contre-mesures, mais avec retenue et en privilégiant le dialogue, dans l’optique d’éviter l’escalade et de limiter les dégâts. L’Allemagne et d’autres pays investissent massivement dans les infrastructures et la défense, ce qui, à terme, pourrait également stimuler l’économie européenne. Dans un premier temps, les investissements dans la défense iront probablement principalement aux fournisseurs étrangers, mais avec le temps, l’industrie européenne en profitera également.
Philippe Gijsels : Ce à quoi nous assistons aujourd’hui s’inscrit parfaitement dans le schéma d’un Fourth Turning, une période de grands bouleversements sociaux et géopolitiques. Dans une telle ère, des blocs émergent, les guerres commerciales s’intensifient et les rapports de force se modifient. La montée en puissance de dirigeants comme Trump, un peu partout dans le monde, en est la conséquence et non la cause. Que l’économie soit volatile n’est donc pas une surprise. Nous assistons à un retour des politiques keynésiennes : les gouvernements interviennent, stimulent l’économie et mènent des politiques industrielles actives. C’est une rupture avec le laissez-faire des dernières décennies. La volatilité et les guerres commerciales sont donc une conséquence logique de cet état d’esprit.
Concrètement, qu’implique un tel contexte pour l’Europe ?
Koen De Leus : L’Europe doit se montrer extrêmement prudente dans les circonstances actuelles, car elle a beaucoup à perdre d’une guerre commerciale. En même temps, il ne faut pas sous-estimer ses atouts. L’Europe est de plus en plus perçue comme un symbole de stabilité et de valeurs, d’autant plus que la Chine s’affaiblit économiquement et que les États-Unis sont moins fiables. L’Europe peut devenir un facteur d’unification, à condition qu’elle se montre capable de parler d’une seule voix. C’est difficile en pratique, car on constate que les intérêts nationaux l’emportent souvent. Pourtant, la crise actuelle offre l’occasion de renforcer le marché unique et de supprimer les barrières commerciales au sein de l’Union. Cela permettrait d’accroître considérablement notre compétitivité. Je pense que l’Europe pourrait faire de sérieux progrès dans ce domaine. Trump is Making Europe Great Again. Voilà un mot d’ordre fédérateur (rires).
« Les barrières commerciales internes sont souvent bien plus importantes que les droits de douane imposés par Trump »
Philippe Gijsels : L’Europe est prise entre deux feux: la Chine et les États-Unis. Ces deux blocs tentent de rallier l’Europe à leur cause, mais la menacent également de sanctions si elle prend trop parti. Ceux qui manœuvrent intelligemment et restent sous le radar parviennent à éviter les coups les plus durs. Une vraie mise en œuvre du marché unique européen présenterait d’énormes avantages. Les barrières commerciales internes sont souvent bien plus importantes que les droits de douane imposés par Trump. En s’attaquant à ces barrières, l’Europe peut renforcer sa position économique. En outre, elle peut bénéficier de sa réputation de partenaire stable et fiable, dans un monde où les autres superpuissances sont en perte de crédibilité.
Dans ce contexte, quelles sont vos prévisions pour la Belgique ?
Koen De Leus : La tendance reste positive en Belgique, avec une croissance attendue de 1,2 % cette année et l’an prochain. Rien de spectaculaire, mais rien d’inquiétant non plus compte tenu des circonstances. Tout dépendra de l’évolution de la guerre commerciale et de l’impact des investissements supplémentaires dans la défense et l’infrastructure, en particulier en Allemagne. Si l’Europe se renforce sur le plan interne et intègre davantage les marchés de capitaux, nous pourrons faire contrepoids aux grands blocs de pouvoir. La Belgique tire parti de sa position centrale, de son multilinguisme et de sa population hautement qualifiée, mais notre budget est fragile. Les dépenses supplémentaires en matière de défense viennent s’ajouter à une situation budgétaire déjà délicate. Nous devrons donc nous adapter à la nouvelle donne, d’autant plus que les marchés financiers sont de plus en plus nerveux et surveillent de plus près les pays très endettés. Le fait que la Commission européenne autorise de plus en plus les subventions nationales au sein de la zone euro ne joue pas non plus en notre faveur.
« La Belgique tire parti de sa position centrale, de son multilinguisme et de sa population hautement qualifiée, mais notre budget est fragile »
Philippe Gijsels : Nous devons nous attendre à une volatilité et à une incertitude continues. Il est essentiel que la Belgique se concentre sur les réformes structurelles et la discipline budgétaire afin de ne pas devenir le mauvais élève de l’Europe. Dans le même temps, il existe des opportunités pour continuer à jouer un rôle important en tant qu’économie innovante et flexible.
Quelles sont les opportunités et les risques pour les épargnants et les investisseurs ?
Philippe Gijsels : Les épargnants doivent comprendre que l’époque du pouvoir d’achat garanti est révolue. Le risque d’inflation demeure élevé, tandis que les taux d’intérêt sur les produits d’épargne traditionnels n’augmentent pas. Les investisseurs doivent se diversifier, tant sur le plan géographique qu’en termes de classes d’actifs. Les actions européennes peuvent bénéficier de la vague d’investissements dans la défense et les infrastructures. Les secteurs liés à la numérisation et au développement durable offrent également des opportunités. En outre, il ne faut pas céder à la panique face à la volatilité. Ceux qui ont une vision à long terme et des investissements diversifiés peuvent bénéficier de corrections temporaires. L’immobilier reste une classe d’actifs intéressante, en particulier en Belgique, où le marché est relativement stable. Il convient de garder un œil sur les tendances telles que l’essor de la technologie, la transition énergétique et la réindustrialisation de l’Europe. Sans fermer les yeux sur les risques éventuels : les chocs géopolitiques peuvent soudainement entraîner une chute brutale des marchés. Stratégie flexible et vision à long terme sont donc cruciales.
Et qu’en est-il des entrepreneurs ?
Koen De Leus : Les entrepreneurs doivent se préparer à évoluer dans un monde moins prévisible. La mondialisation telle que nous l’avons connue est révolue. Nous sommes dans l’ère de la déglobalisation ou de la multiglobalisation, ce qui oblige les entrepreneurs à repenser leur chaîne d’approvisionnement tout en travaillant davantage à l’échelle locale ou régionale. En même temps, l’accent mis par l’Europe sur l’innovation, la numérisation et la durabilité ouvre des perspectives. Ceux qui s’adaptent rapidement peuvent bénéficier de nouveaux marchés et de mesures de soutien. Les secteurs bénéficiant d’investissements publics, tels que la défense, les infrastructures et les technologies vertes, offrent également d’énormes possibilités. Les entrepreneurs qui se concentrent sur ces secteurs et réagissent avec souplesse à l’évolution des réglementations peuvent renforcer leur position concurrentielle. La plus grande opportunité pour les entrepreneurs réside dans leur intégration au marché unique européen. Il existe encore de nombreuses barrières internes, en particulier dans le domaine des services et de la réglementation. Si la Commission européenne s’attaque à ces obstacles, des opportunités de vente s’ouvriront dans d’autres États membres.
Comment envisagez-vous l’avenir de l’euro et la place qu’il occupera dans le système monétaire mondial ?
Koen De Leus : L’euro restera une monnaie forte, surtout tant que l’Europe sera considérée comme une région stable. On spécule sur une perte de pouvoir du dollar en tant que monnaie mondiale, en particulier parce que les États-Unis deviennent de plus en plus protectionnistes. Pour l’instant, le dollar reste dominant, même si l’euro gagnera en importance si l’Europe parvient à renforcer son marché unique et ses marchés de capitaux.
Philippe Gijsels : La place de l’euro dépend fortement des politiques européennes. Si l’Europe arrive à parler d’une seule voix et à poursuivre l’intégration du marché unique, l’euro pourrait devenir une alternative plus forte au dollar. Mais tant que les intérêts nationaux prévaudront et que l’Europe demeurera divisée, l’euro restera vulnérable aux chocs. Les prochaines années seront cruciales en ce qui concerne la position de l’euro dans le système monétaire mondial.
