Après des années de difficultés financières aggravées par la crise du Covid et la dénonciation de crédits bancaires, le groupe Péronnes Invest annonce la faillite de sa filiale d’exploitation Your Nature SA. Le domaine de 300 hectares à Antoing, présenté comme le plus grand éco-resort d’Europe, sera mis « sous cocon » jusqu’au printemps 2026 dans l’attente de repreneurs. Décryptage d’un échec annoncé qui bouleverse le paysage touristique wallon et l’emploi local.
L’histoire de Your Nature remonte aux années 1990, lorsque la famille de Ligne-La Trémoïlle envisage initialement de développer sur ses terres historiques du Bois de Péronnes un « Centre européen des sports de nature et de glisse » avec double piste de ski indoor. Face à une opposition citoyenne virulente dénonçant un « désastre écologique » incompatible avec la localisation en Parc Naturel des Plaines de l’Escaut, le projet est entièrement repensé.
Le prince Édouard de Ligne-La Trémoïlle, administrateur délégué, consacrera ensuite près de 15 années à développer une vision alternative pour finalement accoucher du concept actuel, très novateur à l’époque un « smart-village » combinant tourisme haut de gamme et engagement environnemental radical. Fondée le 4 avril 2017, Your Nature SA se positionne comme le « premier éco-resort d’Europe« , certifié Green Key, avec une approche architecturale unique et une promesse de zéro impact écologique.

Le domaine exceptionnel de 280 hectares comprend des forêts préservées et 18 hectares de lacs. L’infrastructure commune mise en place inclut piscines, restaurants, centres de bien-être, routes et parkings. Environ 180 hébergements sont actuellement opérationnels, répartis en six typologies distinctes (TreeLoft, Leaf House, Lake House, Cottage, Lodge, Flower Residence), tous construits en bois d’épicéa certifié sur pilotis et vendus à la pièce à des investisseurs particuliers et institutionnels selon une formule rôdée dans le secteur hôtelier: celle d’un contrat “usufruit-nue propriété” permettant à l’exploitant du domaine touristique d’exploiter commercialement les hébergements meublés pour 20 ans moyennant paiement d’une redevance au nu propriétaire
Un modèle économique fragilisé dès l’origine
Selon les dernières estimations disponibles, la première phase du projet a mobilisé jusqu’ici un investissement colossal de 125 millions d’euros (110 millions initialement annoncés). Le montage financier combine 23,3 millions d’euros de capital privé, 13,1 millions d’euros de fonds publics (FEDER et Région wallonne) et 44,5 millions d’euros de crédits bancaires auprès de BNP Paribas et Belfius.
Le dernier bilan annuel publié de la faîtière Péronnes Invest SA, société mère pilotant le projet et détient les principaux actifs immobiliers et fonciers, ne cite plus que trois administrateurs: le prince Édouard de Ligne, son père le prince Charles-Antoine de Ligne et Anne-Françoise Van der Straeten-Ponthoz.
Quant l’actionnariat, de plus en plus alambiqué, il est en grande partie dans les mains de la famille de Ligne fils et père -à titre personnel pour le père (21%)- ou via les sociétés Grand Large Invest (43%), dont Partick Brami est co-administrateur avec Edouard de Ligne, et Your Nature Partners (18%), cette dernière étant étrangement logée à Paris. Les autres actionnaires (dont la société Wanty, Christian Verdonck et une société allemande), minoritaires, détiennent moins de 3%. Surprise du chef: Anne-Françoise Van der Straeten-Ponthoz, qui aurait pourtant injecté des millions d’euros, ne détenait que 2,67% du total des parts fin 2024.
Au même moment, la perte d’exploitation annuelle culminait à plus de 7 millions d’euros pour 2,5 millions l’année précédente. Et le total de l’actif passait sous la barre des 70 millions d’euros, les dettes atteignant 68 millions.

Le business model initial reposait sur une mécanique précise, comme l’explique Me Mischaël Modrikamen, le dernier avocat en date du groupe, chargé de la restructuration : « Le business model initialement élaboré était intéressant et avait du sens : vous aviez à la fois le lancement d’un resort et également une opération immobilière. On sait qu’un resort, ça prend entre 3 et 5 ans pour être rentable. »
Le plan prévoyait la construction de maximum 800 lodges au total. Les revenus de la vente de ces hébergements à des investisseurs tiers devaient servir à deux objectifs : rembourser les crédits de développement et couvrir les pertes d’exploitation initiales, inhérentes au démarrage progressif de l’activité hôtelière.
Le Covid et la rigidité bancaire : un engrenage fatal
L’éco-resort devait ouvrir en 2020-2021. Mais la pandémie de Covid-19 postposera l’ouverture de deux ans, avec accumulation de charges financières et report du lancement. L’ouverture effective n’interviendra finalement qu’en juillet 2021 (officiellement le 16 juin 2022 selon certaines sources).
Mais c’est la suite qui s’avère fatale. « À un moment donné, les fournisseurs n’ont plus pu être payés. Ils ont alors fait saisir les maisons qui étaient déjà vendues« , raconte Me Modrikamen. « Dans les 200 maisons, il y avait les 40 dernières qui étaient vendues, achevées. Il ne fallait plus qu’établir l’acte. Et les banques ont refusé de laisser partir les maisons en concédant les 2 à 3 millions que les fournisseurs réclamaient pour lever les saisies. Ça a grippé toute la mécanique. À partir de ce moment-là, le business plan était caduc. »

Les établissements bancaires dénonceront ensuite unilatéralement et brutalement les crédits octroyés, plaçant le projet dans une impasse structurelle dès 2023. Malgré des efforts substantiels des actionnaires (33 millions d’euros auraient été réinvestis fin 2023 et début 2024, notamment grâce à l’arrivée d’une nouvelle investisseuse : Anne-Françoise van der Straten-Pontoz, héritière InBev), la situation financière est alors devenue incontrôlable malgré la patience des propriétaires d’hébergement et celle du personnel souvent payé en retard.
Une performance économique insuffisante
L’année 2023 est en effet marquée par des factures impayées, des retards dans les versements d’usufruit aux propriétaires-investisseurs et une citation en faillite en janvier 2024. Le tribunal décide finalement de ne pas prononcer la faillite le 30 janvier 2024, accordant un sursis. Mais le répit est de courte durée.
Les chiffres confirment la fragilité du modèle. Your Nature SA génère un chiffre d’affaires de 5,5 millions d’euros en 2023, avec seulement 15,9 équivalents temps plein. Le taux d’occupation atteint 60% en octobre 2023, plus de 50% en novembre 2023, loin des standards du secteur (74-85% pour Center Parcs).

« Avec moins de 200 lodges en service parce que la mécanique s’est grippée, ça ne peut pas être rentable« , souligne l’avocat du groupe. « Il aurait fallu au moins 300 à 400 lodges pour que l’infrastructure soit rentabilisée. »
Le modèle économique se révèle ainsi structurellement déficitaire – on parle de plus de 5 millions d’euros de perte annuelle – tant que la masse critique n’est pas atteinte. L’infrastructure (piscines, restaurants, routes, bureaux) a été dimensionnée pour 800 lodges, mais seulement 200 sont construits. Les coûts fixes restent incompressibles, tandis que les revenus demeurent insuffisants.
La faillite de Your Nature SA : une élagage pour sauver le projet
Face à cette impasse, les actionnaires de Péronnes Invest ont enfin tranché. Le communiqué officiel publié ce mardi annonce l’aveu de faillite de Your Nature SA, la filiale d’exploitation gérant l’activité hôtelière, auprès du Tribunal de l’entreprise du Hainaut (division Tournai).
Me Modrikamen assume la brutalité de la décision : « On arrive à la situation où la filiale d’exploitation, tant qu’il n’y a que 200 lodges, est fortement déficitaire et endettée. C’est une branche morte aujourd’hui. Le but est de préserver le domaine et son développement phasé. »

L’avocat insiste sur la dimension stratégique de l’opération : « Ce n’est pas du tout un abandon. Maintenant, on doit prendre des mesures radicales au niveau de la structure et ça implique notamment – nous le regrettons – le licenciement du personnel. » Un moindre mal car celui-ci, qui aurait néanmoins reçu son salaire du mois en cours, ne pourrait de toute façon plus être payé.
Le domaine sera mis « sous cocon » dès le 2 novembre en vue d’une réouverture escomptée pour le printemps 2026. Une petite partie du personnel devant assurer la sécurité et la maintenance des lieux jusqu’à leur reprise sera immédiatement réengagée. Les autres employés seront “momentanément” licenciés, une décision aux conséquences humaines lourdes pour une région où l’emploi est précieux.
Péronnes Invest SA, société faîtière propriétaire des actifs immobiliers, poursuivra la restructuration de son endettement avec l’aide d’un praticien de la réorganisation judiciaire.
Propriétaires de lodges : un investissement préservé mais fragilisé
Un comité de liaison sera mis en place avec les quelque 120 propriétaires individuels ayant acheté des lodges. Ces investisseurs avaient confié l’usufruit de leur bien à Péronnes Invest moyennant une redevance garantie de 5% bruts par an, mais les deux trimestres impayés tomberont eux aussi momentanément avec la faillite de Your Nature SA.
« Les lodges leur appartiennent, donc leur investissement est bien là, il n’est pas mis en cause« , assure Me Modrikamen. « Nous allons travailler de concert en bonne intelligence. Je rencontrerai dès demain un comité de liaison chargé de défendre les intérêts de ces propriétaires s pour faire en sorte qu’ils soient associés à toutes les discussions et décisions. »

L’avocat précise que « lorsqu’un repreneur viendra, [les discussions] seront menées avec eux également pour qu’ils remettent à disposition leur lodge conformément aux contrats initiaux. » Une promesse qui devra être confirmée dans les faits par les deux parties.
Des repreneurs déjà sur les rangs
Malgré la débâcle financière, l’actif stratégique attire. Situé à un carrefour stratégique pour la demande touristique, le domaine dispose de 300 hectares et d’un permis d’urbanisme et d’environnement permettant le développement de 100.000 mètres carrés de surfaces hôtelières et de loisirs.
Le communiqué officiel évoque « divers repreneurs » ayant manifesté leur intérêt « pour poursuivre le développement du projet hôtelier et/ou pour y développer un parc à thème de stature internationale ». Une banque d’affaires sera mandatée pour organiser la reprise.

Me Modrikamen se montre optimiste, voire mystérieux : « On était déjà en discussion avec des gens qui voulaient investir, notamment pour faire un parc de loisirs, une partie du resort qui est parfaitement complémentaire. Vous imaginez l’opportunité si vous adossez au resort un parc de loisirs de statut international ? C’est la garantie d’un taux de remplissage sur toute l’année et qui permet à la structure de se développer.”
L’avocat évoque des projets susceptibles de créer « plusieurs centaines d’emplois » et promet des révélations : « Le projet, s’il se concrétise, deviendra vraiment très attractif. Ce sera étonnant. »
Printemps 2026 : entre espoir et incertitude
Les actionnaires actuels, ayant consenti des efforts financiers substantiels, ont décidé de « passer la main ». Le destin de Your Nature repose désormais entre les mains de repreneurs potentiels, qu’ils soient investisseurs hôteliers, fonds spécialisés ou développeurs de parcs à thème.
Le pari est ambitieux : transformer un projet en difficulté en success-story régionale. Les atouts existent (site exceptionnel, infrastructure en place, permis autorisant un développement massif), mais les défis restent immenses (restructuration de la dette, reconquête de la confiance des propriétaires, remobilisation du personnel).

Pour la Wallonie, l’enjeu dépasse le seul destin d’un resort touristique. Your Nature était présenté comme un modèle de développement durable et d’ancrage territorial (95% d’entreprises locales impliquées). Sa faillite interroge la viabilité économique des projets d’écotourisme haut de gamme dans une région en quête de nouvelles dynamiques.
Me Modrikamen résume la philosophie de cette restructuration radicale : « On coupe une structure condamnée, une branche morte, pour préserver l’arbre et lui permettre de grandir et de se redéployer. » Reste à savoir si l’arbre survivra à l’élagage et qui le fera pousser haut et droit désormais.
