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Pluralisme, emploi, recul économique: toutes les craintes provoquées par la fusion entre Rossel et IPM

Même si la décision était dans l’air depuis plusieurs semaines, cela reste un coup de tonnerre dans le paysage médiatique francophone belge : les groupes Rossel et IPM, deux piliers et rivaux historiques de la presse écrite, officialisent leur fusion. Qui a tout d’une véritable absorption.  Cette opération, présentée comme une réponse aux défis structurels du secteur, redessine en profondeur l’écosystème de l’information en Belgique francophone et ouvre de nombreuses interrogations démocratiques, économiques et sociales. 

 

Les faits : une fusion structurante, trois pôles et un nouvel actionnariat

Concrètement, Rossel – déjà propriétaire du Soir, de Sudinfo, de 50% de L’Écho et de 50% de RTL Belgium – absorbe les activités de presse écrite d’IPM, soit La Libre, La DH/Les Sports, L’Avenir, LN24, ainsi que les magazines Moustique, Télé Pocket et Paris Match Belgique. En échange, la famille le Hodey, qui dirige IPM, entre à hauteur de 10% dans le capital du groupe Rossel, désormais détenu par les familles Hurbain, Marchant, Defourt et Le HodeyFrançois le Hodey siègera au conseil d’administration de Rossel.

Le nouveau géant se structurera autour de trois pôles distincts :

  • Le pôle Rossel (Le Soir, Soir Mag, So Soir, etc.), basé à Bruxelles.
  • Le pôle IPM Presse (La Libre, La DH, Moustique, Télé Pocket, Paris Match Belgique), qui reste au siège d’IPM à Etterbeek.
  • Le pôle Sud Media (Sudinfo, L’Avenir et leurs éditions régionales), basé à Bouge, près de Namur. C’est le dossier le plus épineux. Car la rédaction de l’Avenir a une forte tradition syndicale et d’indépendance qui se marie assez peu avec les méthodes  sociales et économiques de la direction de Sudinfo. Cela pourrait provoquer des étincelles et des actions sociales retentissantes. Sans parler des nombreux « doublons », notamment au niveau des éditions locales.

La famille le Hodey conserve toutefois le contrôle de la partie audiovisuelle d’IPM (LN24, LN Radio, Fun Radio) et d’autres activités comme Continents Insolites ou Yago.

L’opération, qui doit encore recevoir le feu vert de l’Autorité belge de la concurrence, pourrait être finalisée au premier semestre 2026.

Les ambitions affichées : “Pérenniser le journalisme indépendant”

Pour Bernard Marchant, CEO de Rossel, il s’agit d’“affronter la crise du secteur” et de “maintenir les différences éditoriales” : « On veut des projets qui sont différenciés, et ce projet de fusion prévoit de maintenir ces différences, ces chartes éditoriales sur chacun des pôles éditoriaux qu’on va développer »François le Hodey, CEO d’IPM, parle d’“une intégration nécessaire” pour “garantir à long terme une presse pluraliste, indépendante et accessible à tous”.

Les deux dirigeants insistent sur la nécessité de mutualiser les moyens techniques et commerciaux, de créer une plateforme d’abonnement unique et d’investir dans l’intelligence artificielle pour rester compétitifs face aux géants du numérique et à la chute des revenus publicitaires traditionnels. Sur le papier, cela semble séduisant, mais dans les faits, les expériences de kiosques n’ont que très rarement généré des recettes supplémentaires. Outre l’attractivité intrinsèque du format, peu de lecteurs paient aujourd’hui pour lire plusieurs titres, on imagine mal, en pleine stagnation des abonnements digitaux payants, une inversion de tendance provoquée par ce projet.  « Il ne peut pas y avoir d’indépendance de l’information sans autonomie financière. C’est une condition indispensable », a déclaré Bernard Marchant au Soir. En somme, les entités qui sont aujourd’hui considérées comme « non rentables au sein des différents pôles » devront donc, là où c’est nécessaire, se « remettre en ordre de marche. » La Libre est considérée comme « rentable », la DH « pourrait l’être davantage » et L’Avenir « ne l’est pas », ont précisé François le Hodey et Bernard Marchant.

Mais pour bien comprendre la portée de cette décision et ce qui est vraiment en jeu aujourd’hui, voici un décryptage en quatre points. 

  1. La question démocratique : pluralisme en péril

La fusion entre Rossel et IPM concentre désormais 94% de l’audience de la presse écrite francophone belge sous une seule bannière, avec Rossel en position ultra-dominante (90%) au niveau du nouvel actionnariat. Cette situation soulève de vives inquiétudes quant au pluralisme et à la diversité de l’information. Dans une interview à 21 News en octobre dernier, Georges-Louis Bouchez, président du MR, s’était déjà inquiété de la situation potentielle d’extrême concentration au sein de la presse francophone. « Aujourd’hui, Bernard Marchant ne s’immisce pas dans les choix éditoriaux, ce qui est tout à son honneur, mais qu’en sera-t-il demain avec un autre CEO ». Le président du MR ne cachait sa préférence, à l’époque, pour le rachat des activités d’IPM par un autre groupe privé, belge ou étranger. 

Pour le PS, il s’agit d’un “tsunami pour le pluralisme des médias” : la crainte est que la multiplicité des titres ne soit plus qu’apparente, les lignes éditoriales risquant de s’uniformiser sous la pression de synergies économiques et de rationalisations internes. Les sociétés de journalistes, les syndicats et l’Association des journalistes professionnels réclament des garanties fermes sur l’indépendance éditoriale et la pérennité des titres, afin d’éviter une “uniformisation de l’information” et la disparition de voix divergentes, essentielles au débat démocratique. 

Du côté des Engagés et d’Ecolo, c’est aussi le sort de L’Avenir qui pose question, car potentiellement le plus menacé dans son rapprochement avec son rival historique, Sudinfo, le groupe régional du groupe Rossel. L’Avenir est surtout lu dans les régions rurales et Sudinfo dans les centres urbains. Mais des situation de confrontation frontale  existent : à Huy-Waremme, à Verviers ou en Wallonie picarde. Et puis le quotidien régional basé à Namur est considéré comme le média wallon historique de la famille chrétienne, surtout dans les  provinces de Namur, Luxembourg, du Brabant wallon et une partie du Hainaut et de certains arrondissements liégeois. 

Aujourd’hui, L’Avenir est le journal (papier) le plus vendu en Belgique francophone mais son intégration dans les bureaux et le giron de Sudinfo laisse entrevoir des fusions d’édition, des synergies et des économies d’échelle au niveau des journalistes. Et si les deux rédactions se retrouveront dans les même locaux de Sudinfo à Namur, la cohabitation s’annonce compliquée. Entre les deux équipes, c’est plus le mépris et la haine corse que le roman à l’eau de rose… De son côté, la ministre des Médias, Jacqueline Galant (MR) a exigé des garanties claires sur le respect du pluralisme et la diversité des titres, soulignant la vigilance accrue du gouvernement sur ce dossier.

  1. La question économique : rationalisation et risques pour l’emploi

La fusion s’inscrit dans un contexte de crise structurelle du secteur : transition numérique, captation des revenus publicitaires par les GAFAM, et fin de la concession postale Bpost. Les deux groupes justifient leur rapprochement par la nécessité de mutualiser les investissements technologiques, de rationaliser les coûts et de mieux monétiser les audiences digitales. Mais cette logique industrielle risque d’avoir des conséquences lourdes : réduction du nombre de titres, mutualisation des rédactions, suppression de postes et affaiblissement de l’offre journalistique. Si les dirigeants promettent de maintenir des rédactions autonomes et des chartes éditoriales distinctes, la réalité économique pourrait imposer des coupes dans les effectifs et une diminution de la diversité éditoriale. 

Pour IPM, structurellement déficitaire, la fusion est un moyen de survie, mais pour l’ensemble du secteur, elle marque une fragilisation de l’emploi journalistique. une contraction de l’activité économique et une baisse de la diffusion et des revenus publicitaires. À ce sujet, la fusion pourrait engendrer une situation de monopole assez problématique sur le marché de la publicité. Les annonceurs risquent d’être désormais confrontés  à un seul opérateur, qui fera la pluie, le beau temps sur le marché de la publicité. Si la situation de duopole n’était pas parfaite – risque potentiel  d’entente sur les prix – avec la fusion, une seule régie, contrôlée par le groupe flamand DPG pour son volet national, déterminera le prix à sa guise. 

  1. La décision de l’Autorité de la concurrence : un feu vert sous conditions ?

L’opération reste suspendue à l’avis de l’Autorité belge de la concurrence, qui doit se prononcer sur ses conséquences pour le marché et la concurrence. Plusieurs scénarios sont envisageables : un rejet pur et simple du projet (peu probable), des ajustements structurels ou l’obligation de céder un ou plusieurs titres (L’Avenir, par exemple), pour éviter une position dominante écrasante. Les syndicats, les sociétés de journalistes et plusieurs responsables politiques demandent à l’Autorité d’imposer des garde-fous pour garantir la diversité de l’offre et empêcher toute uniformisation de l’information. La décision attendue sera déterminante pour l’avenir du paysage médiatique belge.

  1. Défaite d’IPM, victoire de Rossel : un basculement industriel

Rossel et IPM, c’était depuis des décennies le combat de boxe permanent pour la domination des médias en Belgique francophone. Aujourd’hui, cette fusion-absorption ressemble fort à ce boxeur qui jette l’éponge avant d’être complètement KO. Cette fusion acte une défaite industrielle et économique pour IPM, qui n’a pas su résister et répondre à la crise du secteur, qui n’a pas anticipé les évolutions et les investissements digitaux et  doit se résoudre à céder ses activités de presse à son rival historique. Rossel, au contraire, consolide sa position de leader incontesté, fort d’une rentabilité maintenue en Belgique et d’une stratégie d’acquisitions et de consolidations réussies  en Belgique (Ciné Télé Revue, RTL-TVI…) et en France  (Voix du Nord, L’Union/L’Ardennais, Le Courrier Picard…). Pour IPM, la perte de son indépendance marque la fin d’une époque ; pour Rossel, il s’agit d’une victoire stratégique, qui lui permet de peser plus lourd face aux géants du numérique et de renforcer son emprise sur l’information francophone. Ce basculement industriel risque cependant d’accélérer la concentration du secteur, au détriment de la diversité et de la vitalité du débat démocratique.

En définitive, la fusion Rossel-IPM, si elle répond à des impératifs économiques et technologiques, pose des questions fondamentales sur l’avenir du pluralisme, de l’emploi et de la démocratie en Belgique francophone. La décision de l’Autorité de la concurrence sera décisive pour fixer les limites et les garde-fous de cette nouvelle ère médiatique.

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