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Santé mentale : lever le tabou, repenser l’entreprise

Dans son livre confession Intérieur Nuit, le célèbre journaliste français Nicolas Demorand brise un tabou en révélant publiquement son trouble bipolaire. En affirmant « je suis un malade mental », il s’attaque au silence entourant les troubles psychiques, un sujet encore trop stigmatisé. Interview de Christelle Tissot, la fondatrice de Mūsae, le premier média sociétal qui démocratise la santé mentale et accompagne les entreprises sur différents sujets liés à la santé mentale avec des contenus de sensibilisation

Le témoignage de Nicolas Demorand s’inscrit dans un contexte où ces troubles touchent une personne sur huit dans le monde – pour celles et ceux diagnostiqués. Selon l’OMS, malgré cette réalité, les moyens alloués à la santé mentale restent faibles : en moyenne, 2% des budgets nationaux de santé y sont consacrés.

En Belgique, l’augmentation de la consommation de psychotropes en est un indicateur alarmant. Un tiers de la population vivra un épisode de déstabilisation mentale au cours de sa vie. Le travail est souvent un facteur aggravant, impliqué dans 30 à 50% des cas de détresse psychologique. Face à ce constat, les entreprises ont un rôle crucial à jouer : celui de reconnaître, prévenir et accompagner les troubles psychiques de leurs collaborateurs.

Forbes.be – Comment définissez-vous la santé mentale ?
Christelle Tissot – Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, la santé mentale est « un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté. ». Cette définition met surtout en avant une vision positive de la santé mentale, avec laquelle je suis en partie en désaccord. En réalité, la santé mentale est un phénomène beaucoup plus dynamique, complexe et mouvant. Elle existe le long d’un continuum influencé par de nombreux facteurs tels que la génétique, l’éducation, l’environnement social et professionnel, etc. Elle évolue tout au long de la vie, oscillant entre équilibre et fragilité selon les contextes.

Christelle Tissot © DR

– Le travail est-il, selon vous, une source importante d’instabilité psychique ?
Le travail peut effectivement être une source d’instabilité psychique, mais il peut aussi constituer une ressource essentielle pour la santé mentale. La philosophe Hannah Arendt identifie trois fonctions fondamentales du travail qui participent à notre équilibre psychique. D’abord, il nous permet de subvenir à nos besoins, en garantissant un revenu et une certaine dignité. Ensuite, il nous offre une forme d’accomplissement personnel, une routine structurante et des interactions sociales. Enfin, lorsqu’il s’exerce dans de bonnes conditions, le travail nous donne la possibilité d’avoir un impact, que ce soit au sein de l’organisation ou parfois sur le monde, ce qui vient renforcer notre bien-être mental. Mais à l’inverse, un environnement de travail toxique — marqué par le manque de reconnaissance, la surcharge, l’injustice, la précarité ou l’isolement — peut devenir un facteur majeur de détérioration psychique. Ces situations peuvent mener à des troubles comme le burn-out ou la dépression, souvent accompagnés de stigmatisation et d’exclusion. Or, le travail occupe une place centrale dans nos vies, au même titre que nos relations personnelles, et joue un rôle social fondamental. Être en bonne santé mentale peut favoriser une plus grande productivité, mais il est essentiel de penser cette productivité comme la conséquence du bien-être, et non comme sa condition.

– Quel rôle l’entreprise doit-elle jouer en matière de santé mentale ? Quels sont ses
leviers ?
L’entreprise a une responsabilité forte en matière de santé mentale, au même titre qu’elle est tenue d’assurer la sécurité physique de ses salariés. Elle doit créer un cadre protecteur, bienveillant et propice au dialogue. Cela commence par l’adoption d’un rôle actif : selon le cabinet Empreinte, spécialisé en qualité de vie au travail et en prévention des risques psychosociaux, 59 % des salariés estiment que la santé mentale devrait être prise en charge par l’entreprise. Pour y parvenir, plusieurs leviers existent. Mettre en place une organisation favorable est essentiel. Cela implique la création d’espaces de discussion, l’élaboration de politiques internes claires et un engagement sincère de la direction. La sensibilisation joue aussi un rôle clé : conférences, ateliers, formation des managers à la détection des signaux de détresse psychique sont autant d’actions possibles. Offrir des ressources concrètes, telles que des psychologues du travail, des lignes d’écoute ou des cellules de soutien, constitue un autre pilier important. L’entreprise doit également s’attaquer aux inégalités, notamment au “worry gap” — cet écart d’inquiétude entre les femmes et les hommes, qui reste significatif. Elle a un rôle à jouer dans la déstigmatisation des troubles psychiques au travail, en libérant la parole, en donnant une voix aux personnes concernées et en normalisant les parcours de soins ou de rétablissement. Il est crucial de rappeler que handicap psychique et travail ne font pas nécessairement mauvais ménage, d’autant plus que 80 % des handicaps sont invisibles. Enfin, favoriser l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, à travers des aménagements du temps ou des tâches — notamment en contexte de télétravail — est une mesure concrète et nécessaire. Le travail, loin d’être uniquement un facteur de risque, peut aussi devenir un moteur de reconstruction. Il peut aider à se rétablir et à retrouver une estime de soi après une période de fragilité psychique.

© DR/Shutterstock.com

– Peut-on imaginer un nouveau modèle d’entreprise centré sur l’humain et le bien-être ? Est-ce compatible avec la rentabilité ?
Absolument. Miser uniquement sur la performance immédiate est une vision à court terme. À l’inverse, investir dans les personnes, leur avenir, leur bien-être et leur sécurité psychologique constitue un levier de réussite durable. La souffrance au travail est souvent révélatrice de dysfonctionnements organisationnels : mauvaise communication, charge excessive, isolement, discrimination ou absence de vision commune. Ce sont des symptômes d’un déséquilibre structurel. Repenser l’entreprise autour de valeurs humaines permet non seulement de mieux travailler ensemble, mais aussi d’améliorer la performance collective. Une culture d’entreprise inclusive, bienveillante et collaborative contribue à prévenir les troubles psychiques, à fidéliser les talents et à renforcer l’engagement. Mettre l’humain au cœur de la stratégie, c’est finalement faire le choix d’un modèle plus résilient, plus juste, et à terme… plus rentable.

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