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De Naxhelet à Terres du Val : autopsie d’un rebranding à 450 hectares

Le 5 novembre 2025, le Domaine de Naxhelet s’est effacé pour laisser place aux Terres du Val. Derrière ce rebranding se cache bien plus qu’un changement de nom : c’est l’aboutissement d’une stratégie d’intégration verticale rare en Europe, où agriculture biologique, viticulture ambitieuse et hospitalité haut de gamme convergent sur 450 hectares sur le plateau de Wanze. Première vendange, premiers jus, premières leçons d’un modèle qui pourrait redéfinir l’agrotourisme belge.

À Vinalmont, sur les hauteurs dominant la Mehaigne et la Meuse, la famille Jolly cultive ses terres depuis 1813. Sept générations plus tard, l’exploitation agricole historique s’est métamorphosée en ce que ses dirigeants qualifient « d’écosystème ». Ici, chaque pôle d’activité nourrit les autres : les céréales anciennes deviennent pain au levain, les légumes du maraîchage garnissent les assiettes du restaurant gastronomique Pollen, et le compost issu des cuisines retourne enrichir les vignes.

Charles-Édouard Jolly, aux commandes opérationnelles depuis 2015-2016, incarne cette vision transversale. Formé à la gestion à l’UCLouvain puis en gestion environnementale à la faculté d’agronomie, il se définit comme un “entrepreneur de territoire”. Une formule qui résume l’ambition : concilier rentabilité économique, création d’emplois locaux et régénération des écosystèmes.

© Maurine Toussaint

« Nous ne faisons pas de l’agrotourisme uniquement au service du tourisme. Nous sommes de vrais entrepreneurs. Nous produisons du vin, nous produisons et vendons des céréales, des légumes. Ce sont de vrais métiers à part entière, qui doivent dégager des rentabilités et qui génèrent de l’emploi », insiste Charles-Édouard Jolly.

L’architecture du projet repose sur cinq piliers interconnectés : une ferme biologique certifiée depuis 2010 (conversion amorcée dès 2005), un vignoble de 20 hectares planté entre 2021 et 2025, un hôtel 4 étoiles supérieur de 35 chambres niché dans une ancienne ferme en carré rénovée, une offre gastronomique double (le restaurant Pollen distingué par le Gault&Millau et un brasserie conviviale), et un golf de 30 trous dessiné par l’architecte britannique Martin Hawtree, seul parcours wallon labellisé GEO Certified dès sa conception.

Naxhelet s’efface : anatomie d’un rebranding stratégique

Le choix de faire disparaître la marque Naxhelet (pourtant solidement établie dans le paysage golfique belge) n’a rien d’anodin. Derrière cette décision, fruit de « grands débats en famille », selon les termes de Charles-Édouard Jolly, se cache un diagnostic lucide : l’absence d’une marque unique était devenue un frein à l’expansion.

« Naxhelet était principalement connu pour le golf. D’ailleurs, les gens disaient : “Je vais dormir au golf de Naxhelet.” Nous pensons avoir un peu souffert de cela, parce que nous ne sommes pas que ça et qu’il n’est pas nécessaire d’être golfeur pour venir chez nous. Surtout, limiter tout le domaine au golf, c’est ne pas voir tout le reste de l’activité. »

© Maurine Toussaint

L’enjeu était aussi pratique. Avant l’unification, le client devait naviguer entre plusieurs identités : Champain pour la boulangerie, Ferme du Val pour l’exploitation agricole, Naxhelet pour l’hospitalité et le sport. « Cela devenait extrêmement difficile d’expliquer  qu’ils étaient au restaurant Pollen, situé à Naxhelet, où ils mangeaient du pain de Champain fabriqué avec la farine de la Ferme du Val. Nous souffrions de ce manque de lisibilité », reconnaît le dirigeant.

Le nom Terres du Val, élaboré avec une agence de communication il y a deux ans, coche toutes les cases : il évoque le terroir, l’ancrage territorial, la dimension agricole. C’est une marque ombrelle capable de légitimer aussi bien la vente de vin que de nuitées, de pain ou de séminaires d’entreprise. Deux exceptions subsistent néanmoins : Naxhelet demeure pour le club de golf stricto sensu, et Pollen conserve son identité propre : « parce que c’est important dans le monde de la restauration que les restaurants aient leur propre nom », et aussi pour éviter l’étiquette réductrice de « restaurant d’hôtel » ou « restaurant de golf ».

La transformation va au-delà de la nomenclature. Toute l’identité visuelle a été uniformisée : même logo, même palette de couleurs, même signalétique de la boulangerie à l’entrée du domaine jusqu’aux chambres de l’hôtel. « Vous entrez dans un monde, peu importe par quel biais, mais vous entrez dans un seul et même univers que nous voulons unique et hors du commun », résume Charles-Édouard Jolly.

Le pari viticole : 20 hectares et une audace assumée

Le vignoble constitue la pièce maîtresse de la nouvelle stratégie. Planté entre 2021 et 2025, il s’étend sur 20 hectares (une surface considérable à l’échelle belge, comparable aux géants du secteur comme Chant d’Éole). Mais au-delà du volume, c’est le positionnement qui interpelle.

© Marine Toussaint

L’investissement ne s’est pas fait à l’aveugle. La famille a sollicité Claude et Lydia Bourguignon, les célèbres microbiologistes des sols qui conseillent des domaines aussi prestigieux que la Romanée-Conti. Leur analyse a révélé une veine géologique particulière : des sols de schistes et de galets roulés, idéaux pour le drainage (crucial sous le climat humide belge) et la restitution de chaleur (déterminante en climat frais). Ce type de terroir, différent du sable flamand ou de la craie champenoise, promet des vins vifs et minéraux, distincts de la concurrence nationale.

« Comment valoriser au mieux des coteaux rocailleux qui donnaient très peu de rendement et de rentabilité au niveau agricole ? Comment utiliser au mieux les usages du sol tout en réussissant à donner une seconde vie à des bâtiments classés qui, jusqu’à aujourd’hui, étaient plutôt des centres de coûts que de profits ? », explique Charles-Édouard Jolly pour justifier la logique d’optimisation foncière.

Un encépagement à contre-courant

La stratégie variétale elle-même constitue un pari. Là où la quasi-totalité des vignobles belges misent prioritairement sur les effervescents puis sur les blancs, Terres du Val a planté plus de 6 hectares destinés au vin rouge. L’encépagement combine des valeurs sûres (chardonnay, pinot noir, pinot meunier, pinot gris) et des choix plus audacieux : le gamay, anticipant le réchauffement climatique qui rend la Belgique capable de produire des rouges structurés, et le chasselas, cépage rare hors de Suisse qui permet de se distinguer sur les cartes des sommeliers.

© Maurine Toussaint

« C’est un pari très audacieux que nous avons fait d’emblée, parce que la plupart des vignobles, si ce n’est la totalité en Belgique, misent d’abord sur les effervescents, puis sur les vins blancs. Nous, c’est l’inverse : nous avons planté plus de rouge », assume Charles-Édouard Jolly.

La logique sous-jacente est celle de la gestion du risque. Toutes les parcelles plantées pour le vin tranquille peuvent, en cas d’année climatique difficile, être vinifiées en effervescent. Une flexibilité stratégique qui permet d’absorber la volatilité inhérente à la viticulture sous nos latitudes.

Septembre 2025 : bilan d’une première vendange

En attendant la finalisation de leur propre chai, les Jolly ont trouvé refuge chez leurs voisins du Château de Fumal (le domaine de François-Hubert du Fontbaré), mutualisant notamment le pressoir tout en conservant leur indépendance pour le reste de la vinification. C’est là que les premiers jus du millésime 2025 reposent aujourd’hui.

Le millésime 2025 s’annonce excellent en Belgique, offrant aux Terres du Val des conditions idéales pour débuter. Cette année, seules les plantations de 2021 et une partie de celles de 2022 ont donné des fruits. Les volumes vont augmenter de près de 30% par an, avec un bond significatif attendu en 2028-2029 quand les 9 hectares plantés en 2025 entreront en production. À terme, le potentiel dépasse les 80 000 à 100 000 bouteilles annuelles.
Les premières dégustations ont surtout rassuré sur le pari du rouge. Le gamay présente une belle structure et un fruité équilibré, loin des versions trop complaisantes. Le pinot noir, dont une partie a souffert d’une attaque de guêpes, sera élevé en barriques bourguignonnes usagées qui apporteront structure et rondeur sans marquer le bois. Quant au chasselas, il confirme son potentiel de différenciation.

© Maurine Toussaint

« C’était un paris mais ça ne l’est plus, parce que maintenant j’ai dégusté et je suis rassuré. Nous avons un magnifique terroir à vin rouge et nous nous réjouissons de faire déguster cela, parce que ce sera très gratifiant de pouvoir nous positionner comme un vignoble qui en fera l’une de ses marques de fabrique. »

Les premières cuvées de blanc (chardonnay) et de rouge (gamay) devraient être commercialisées dans le courant de l’été 2026. Pour les effervescents, il faudra prendre patience. Le domaine vise déjà le label « BelBul », nouvelle appellation de qualité officielle pour les effervescents belges produits en méthode traditionnelle avec 100% de raisins belges.

L’économie circulaire comme modèle d’affaires

Le modèle Terres du Val relève de l’intégration verticale poussée à son paroxysme : en transformant leurs propres matières premières (blé en pain, raisin en vin, légumes en assiette gastronomique), les Jolly captent l’intégralité de la chaîne de valeur, de la terre à l’expérience client.

© Maurine Toussaint

L’hôtellerie elle-même obéit à une logique bicéphale optimisée. En semaine, le domaine cible le marché MICE (séminaires, incentives, conférences) : les entreprises des secteurs pharmaceutique, bancaire ou technologique y trouvent un cadre pour leurs « green seminars », valorisables dans leurs propres rapports RSE. Le week-end, la clientèle leisure premium (couples, golfeurs, amateurs de spa) génère un panier moyen élevé combinant nuitée, dîner gastronomique, soin wellness et green fee.

La circularité permet aussi de réduire les dépenses opérationnelles. Les déchets organiques des restaurants sont compostés pour nourrir les vignes et le maraîchage. Un système de récupération des eaux pluviales et de drainage alimente des bassins de rétention, réduisant la dépendance au réseau public. Biomasse issue de l’entretien des haies et panneaux photovoltaïques visent à désensibiliser le compte de résultat à la volatilité des prix énergétiques.

Une partie de la famille Jolly impliquée dans le développement des Terres du Val (de gauche à droite) : Charles-Edouard, Françoise, Bernard et Clémentine © Maurine Toussaint

Cette stratégie de “capital patient”, dans lequel l’on accepte de brûler du cash aujourd’hui (CAPEX plantation, cuverie) pour créer un actif qui vaudra une fortune dans vingt ans, n’est possible que dans un contexte de gouvernance familiale. La famille Jolly, propriétaire depuis 1813, opère sur un horizon générationnel que nul fonds de private equity ne pourrait envisager. La reconnaissance est d’ailleurs venue : Françoise et Bernard Jolly, les parents de Charles-Édouard, ont été sacrés « Entrepreneur of the Year » aux Culinary Innovators Awards 2025 du Gault&Millau.

Les zones d’ombre du modèle

Une analyse équilibrée impose de souligner les risques inhérents à ce modèle ambitieux. Le premier concerne la viticulture biodynamique en climat belge. S’interdire la chimie de synthèse dans une région où l’humidité favorise le mildiou expose à une volatilité de production significative. Une « année noire » peut détruire jusqu’à 80% de la récolte. Un risque que le millésime favorable de 2025 ne doit pas faire oublier.

© Maurine Toussaint

Le deuxième défi est humain. Faire tourner simultanément un hôtel 4 étoiles supérieur, un restaurant de niveau gastronomique, une boulangerie artisanale et un vignoble exige une main-d’œuvre ultra-qualifiée. Or Wanze reste une commune rurale où le recrutement de talents constitue un goulot d’étranglement structurel.

Enfin, le marché viticole belge lui-même est en pleine mutation. L’explosion des domaines ces dernières années crée une concurrence croissante. Terres du Val arrive sur un segment qui commence à se peupler, et la qualité devra être irréprochable dès le premier millésime.

Vers un nouveau standard de l’hospitalité durable ?

Les Terres du Val illustrent une tendance de fond dans le capitalisme familial européen : la transformation de patrimoines fonciers historiques en « holdings de l’expérience durable ». Ce n’est plus seulement une affaire de rendement agricole ou de taux d’occupation hôtelier : c’est la vente d’une promesse de souveraineté économique.

Dans un monde post-Covid, climatiquement incertain et économiquement volatil, ce type de domaine incarne un fantasme : être capable de vivre en autarcie dans lequel il est possible de boire son vin, manger son pain, produire son énergie, tout en jouissant du confort d’un cinq étoiles. C’est ce que certains analystes appellent le « Resilient Luxury », un luxe qui ne se contente pas de paraître durable mais qui l’est structurellement.

© Maurine Toussaint

« C’est une belle histoire qui a commencé il y a 35-40 ans quand nos parents ont débarqué ici, qui se poursuit et qui est vraiment formidable », conclut Charles-Édouard Jolly, rappelant que derrière les business plans sophistiqués et les stratégies de marque, il y a d’abord une saga familiale.

En réussissant la fusion entre l’authenticité agricole (biodynamie, circuits ultra-courts, patrimoine bâti classé) et les codes du luxe contemporain (spa, gastronomie, œnotourisme), la famille Jolly ne vend pas seulement du vin ou des nuitées. Elle vend une expérience de terroir complète, imitant avec ses propres moyens les modèles les plus avancés de Napa Valley ou de Toscane, mais au cœur de la Wallonie. La question désormais est de savoir si le premier millésime sera à la hauteur de l’ambition. Rendez-vous à l’été 2026.

Martin Boonen
Martin Boonen
Martin Boonen est journaliste diplômé de l'Institut de Journalisme de Bruxelles (2012). Il collaboré avec de nombreuses rédactions à différent niveau de responsabilité : journaliste, chef de rubrique, secrétaire de rédaction et rédacteur en chef, tant sur le web que pour la presse imprimée. Spécialisé dans les startups et l'entrepreneuriat à impact, il est devenu en 2025 rédacteur en chef du site web de Forbes Belgique. Il est affilié à l'Organisation Mondiale de la Presse Périodique depuis 2011.

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