En rachetant la plateforme française de géolocalisation Woosmap, le groupe bruxellois Datasharp ajoute une brique stratégique à son infrastructure de données. Une opération qui confirme l’émergence de la Belgique comme hub européen de la data intelligence pour l’ère de l’IA.
Fondée en 2009 à Montpellier sous le nom de Web Geo Services par Mathias Fliti et Jean-Thomas Rouzin, deux spécialistes des systèmes d’information géographique, Woosmap s’est imposée comme l’une des plateformes de Location Intelligence les plus avancées du continent. L’entreprise propose un ensemble d’APIs haute performance couvrant l’ensemble du spectre de la géolocalisation : recherche et autocomplétion d’adresses, geocoding, affichage cartographique vectoriel, calcul d’itinéraires, géofencing et navigation indoor.
L’un des atouts de Woosmap réside dans son approche « privacy-first » : la plateforme ne collecte aucune donnée personnelle des utilisateurs finaux, garantissant une conformité totale avec le RGPD. Cette philosophie contraste avec celle des solutions grand public, qui monétisent généralement les données de navigation. Pour les entreprises clientes, cette architecture offre un contrôle total sur les données de localisation et la possibilité de créer des expériences personnalisées sans exposer les points d’intérêt de leurs concurrents.
La société approche désormais un chiffre d’affaires récurrent annuel (ARR) d’environ 10 millions d’euros. Son parcours a été jalonné de reconnaissances : inclusion dans le programme French Tech Next 40/120 en 2022 et 2023, classement dans le Financial Times FT 1000 des entreprises européennes à plus forte croissance, et position de premier partenaire et revendeur de Google Maps en Europe.
Datasharp, architecte belge de la business data mondiale
De l’autre côté de l’opération, Datasharp incarne une nouvelle génération de consolidateurs dans l’économie de la donnée. Créée en 2024 par Antoine Bruyns et Didier Baclin, deux anciens de la scale-up belge Riaktr passés par JPMorgan et Zopa, la holding bruxelloise poursuit une stratégie claire « d’entrepreneuriat par acquisition ».
L’acquisition de Woosmap intervient après deux opérations structurantes en 2025 : le rachat d’Infobel, référence belge des bases de données B2B fondée il y a trente ans par la famille Wahba, en mai, puis celui de Techsalerator, marketplace américaine de données couvrant plus de 320 millions d’entreprises dans plus de 200 pays, en octobre. Datasharp dispose désormais d’un réseau de hubs à Bruxelles, Londres, Paris et Miami, avec l’ouverture annoncée d’un bureau en Israël piloté par Max Wahba, fondateur de Techsalerator.
Identité, attributs, localisation : le triptyque de l’IA d’entreprise
La logique de ce rapprochement dépasse la simple addition de portefeuilles clients. Pour Antoine Bruyns, CEO de Datasharp, l’acquisition de Woosmap constitue un tournant stratégique : « L’intelligence de localisation devient un socle essentiel pour les applications d’entreprise et les systèmes d’IA. Avec Woosmap, nous combinons le meilleur de la géolocalisation avec la profondeur de nos données business pour créer l’infrastructure data la plus complète et la plus fiable du marché. »
L’enjeu est de réunir trois dimensions complémentaires de l’intelligence applicative : l’identité (qui est l’entreprise ou le client ?), les attributs (quelles sont ses caractéristiques firmographiques, technographiques, ESG ?) et la localisation (où se trouve-t-il et dans quel contexte ?). Cette combinaison ouvre la voie à de nouveaux cas d’usage pour le retail, la logistique, la mobilité, l’assurance, la prévention des fraudes et la prise de décision en temps réel.
Didier Baclin, CTO de Datasharp, résume l’ambition : « Les entreprises ont besoin de systèmes capables de comprendre non seulement qui est un client, mais aussi où il se trouve et dans quel contexte l’action doit se dérouler. » Concrètement, un retailer pourrait enrichir ses données clients avec des informations de géolocalisation pour optimiser ses livraisons dernier kilomètre, tandis qu’une fintech pourrait sécuriser ses transactions de paiement en croisant identité d’entreprise et contexte géographique.
Ce que Datasharp apporte à Woosmap… et réciproquement
Pour Jean-Thomas Rouzin, cofondateur et CEO de Woosmap, l’intégration représente « une évolution naturelle » : « Leur couverture internationale, notamment aux États-Unis, et la richesse de leurs données business ouvrent un nouveau cycle de croissance pour Woosmap. En combinant nos APIs de géolocalisation avec leur backbone data, nous créons une proposition unique centrée sur la précision, la confidentialité et la performance. C’est exactement ce que recherchent nos clients. »
Woosmap continuera d’opérer comme une entité indépendante avec sa propre marque, préservant ainsi sa crédibilité auprès des développeurs et des équipes techniques. L’entreprise devient le centre d’excellence géospatial du groupe, ancré à Montpellier et Paris, et connecté aux autres hubs de Datasharp. L’équipe dirigeante, incluant Jean Carrière (VP Engineering) et Jérémy Sandrin (Head of Products), reste en place.
Du côté de Strada Partners, l’investisseur de référence, l’opération s’inscrit parfaitement dans la thèse d’investissement. Bart Wouters, Managing Partner et membre du conseil de Datasharp, souligne : « Woosmap est une pièce maîtresse dans la construction de la plateforme Datasharp. Le rapprochement des technologies, des équipes et des bases clients crée une dynamique exceptionnelle. C’est une avancée clé dans notre stratégie de consolidation d’un marché de la data encore très fragmenté. »
Sander Gesquière, Investment Manager chez Strada Partners, complète : « Woosmap apporte une technologie de classe mondiale, une base clients entreprise solide et une excellente performance financière. Combinée à l’empreinte internationale de Datasharp, cette acquisition permet de bâtir un acteur paneuropéen majeur de la data pour l’IA. »
Bruxelles, hub émergent de l’infrastructure data européenne
Au-delà des synergies industrielles, l’opération illustre le positionnement croissant de la Belgique comme carrefour de l’économie de la donnée. La trajectoire de Datasharp cristallise plusieurs tendances : l’émergence d’un écosystème d’entrepreneuriat par acquisition dans la tech B2B, le soutien de fonds locaux comme Strada Partners et le Belgian Growth Fund, et la capacité à orchestrer des opérations transfrontalières depuis Bruxelles.
Le modèle répond à un triple enjeu belge. D’abord, la transmission d’entreprises familiales : Infobel, fondée il y a trente ans, illustre la problématique de PME rentables mais sous-capitalisées pour accélérer leur internationalisation. Ensuite, la consolidation de champions nationaux : Datasharp permet de garder ces entreprises ancrées en Belgique tout en leur offrant les moyens de devenir des acteurs européens ou mondiaux. Enfin, la création d’un hub transatlantique : avec des bureaux à Bruxelles, Londres, Paris et Miami, le groupe positionne la Belgique comme nœud stratégique de l’infrastructure data mondiale.
Cette position offre à Datasharp une capacité unique de servir les deux rives de l’Atlantique : acteurs européens souhaitant s’étendre aux États-Unis avec une infrastructure de données conforme au RGPD, et entreprises américaines cherchant un partenaire « GDPR-ready » pour pénétrer le marché européen.
Les défis d’une consolidation accélérée
Malgré ces atouts, plusieurs points de vigilance méritent attention. L’intégration technologique de datasets hétérogènes (formats, métadonnées, niveaux de qualité variables) sous une infrastructure commune représente un défi d’ingénierie majeur. Tout retard pourrait freiner la capture des synergies attendues.
La concurrence des géants américains du data brokerage (Acxiom, Experian, Oracle, TransUnion) reste une réalité. Ces acteurs disposent de ressources financières et d’une capacité de distribution bien supérieures. La différenciation de Datasharp devra reposer sur la qualité des données, la conformité réglementaire et l’agilité d’exécution.
La stratégie buy-and-build est par nature capitalistique et nécessite un accès continu au capital pour financer de nouvelles acquisitions. Si Strada Partners dispose des moyens nécessaires, la capacité du groupe à générer rapidement du cash-flow organique sera scrutée par les investisseurs.
Enfin, le succès de l’ensemble repose sur la rétention des équipes fondatrices d’Infobel, Techsalerator et Woosmap après les acquisitions. Le maintien de Jean-Thomas Rouzin à la tête de Woosmap et l’intégration de Max Wahba dans la direction de Datasharp constituent des signaux positifs, mais la cohésion opérationnelle reste à consolider dans la durée.
Vers une infrastructure data unifiée pour l’ère de l’IA
L’ambition affichée par Datasharp est de rendre l’accès à la donnée d’entreprise aussi simple et fiable que l’accès au cloud, en supprimant les frictions qui freinent l’adoption de l’IA dans les grandes organisations. Le marché mondial du data brokerage, estimé à 278 milliards de dollars en 2024, devrait atteindre 512 milliards d’ici 2033. En Europe, ce segment pèse environ 80 milliards de dollars et croît de 6,5 % par an, porté par la demande d’infrastructures de données souveraines.
Dans ce contexte, la convergence entre business data et Location Intelligence apparaît comme une évolution logique. Les applications d’IA générative et les systèmes d’automatisation d’entreprise nécessitant des données contextualisées, fiables et conformes.
Reste à savoir si cette ambition européenne pourra rivaliser avec les mastodontes américains de la data. La réponse dépendra de la capacité du groupe à exécuter rapidement son plan d’intégration, à maintenir la qualité de service qui a fait la réputation de Woosmap, et à démontrer que la souveraineté numérique européenne peut aussi être un avantage compétitif.
